dimanche 2 avril 2017

L'ouvrier pulvérisé suivi de Seuil des Acides - 2011








L’ouvrier pulvérisé

suivi de

Seuil des Acides


2011








L'Ouvrier Pulvérisé













Ouvrier
cloué



Vous me voyez
ici
rescapé
marqué
d’une brûlure profonde
sac de chair
où tous mes désirs agonisent.



Vous ne voyez plus
cet intérieur de mon crâne
où le siècle
a déversé tant de vomissures
que ma gorge en déborde,
que ma bouche recrache
le sang des morts.



Ouvrier
 cloué,

vous ne pouvez ôter ces clous,
ils ont été si férocement plantés,
si ardemment,
qu’un seul arraché
me ferait tomber.






T
OUT




veut nous mordre en ce lointain de chair










tout veut notre peau
mais notre peau
elle
ne possède pas de vouloir.





Dormir
là où reposent tous les faux semblants


mais tous




TOUS
frappent et frappent encore







La poussière ramasse ses hardes
et abandonne la place propre
aux bourreaux des nerfs.










Dans les rues
ça respirait fort l’ordure,
la vérité était tenaille.

Entre mâchoire de fer et gouge en acier
notre espoir devenu limaille.


Mais la mer, la mer
toujours nous appelait
rien ne pouvait plus nous décider à bouger
à accomplir pour l’instant
un acte aussi dense.



















Vous nous avez tenu la main,
puis la jambe
les mains puis les jambes
nous avons poussés
entre des rangées de ronces,
entre des taillis de cris,
des haies de plaies.

Vous nous avez tenu la main
puis la tête,
toutes nos têtes
tout ce qui était organique,
tout ce qui pouvait être secoué,
vous ne nous avez rien épargné.
Nous sommes partis de rien
et nous sommes là
puissants et immatériels,
liés aux profondeurs musclées de la terre,
nous nous sommes enchaînés à nos piliers
ceux que nous avions édifiés dans la hâte,
dans cette soif d’absurde
qui longtemps brûla notre gosier.

Nous sommes partis de rien
ce n’était pas encore assez,
nous avons traîné notre angoisse en plein minuit,
crucifié notre peau,
arraché nos sexes,
tous nos sexes,
ceux des yeux,
de la tête,
nous avons vidé notre sac à boyaux
dans l’océan,
nous avons mis à sac
ce qui restait du ciel,
nous avons tranché un à un
ces doigts,
qui nous retenaient au monde.











Pas
assez de peau,
pas assez d’os,
pas assez de nerfs,
là se perdent,
là se glissent,
les orvets de la mémoire.









Souffle rauque de fauve,



Martèlement puissant aux abîmes





La corde se tend
l’aurore lance sa plainte
de reine à la cheville brisée.









Vent sur la scène,
frises riantes,
au-dessus de vos yeux,
lumières en berne,
langues en ogives.

Les lèvres seules
restent
gourmandes
et frissonnent.





Pour se sauver et être sauvé
épier le soleil,
s’assurer qu’il brûle encore,
braver l’étrave.






Incapable de feindre,
la honte,
incapable de confondre,
plein et délié,
courbe et droite,
ligne et chute,
c’est l’orgueil des monstres
tenus en laisse
devant la marée montante et miroitante
des boucliers humains.











Ô suffisance terrible !
J’ai parsemé vos lointains de fleurs d’oranger,
ruiné vos consciences
à pleines brassées de songes vils.


J’ai erré en vos corps
épuisé en orgies violentes mon âme.




Et vos âmes ?
Il nous faut en parler;
tournées vers la terre,
retournées en terre,
malmenées par la multitude des fourches,
âmes désertées par tous,
délaissées
en nuées.











J’ai tant pensé à ces soleils froids,
tant écarquillé mes yeux,
tant imaginé
vos seins à la lumière,
tant rêvé d’autels défendus
d’où ruisselaient
venins,
élixirs,
poisons,
tant espéré en vos cruautés,
en vos banales forces maquillées,
en ces nuits aux figures alignées
comme des hosties en attente de langues.










Qui brûle encore

là où nos pieds ne se posent plus
Là où nos pieds ne vont plus ?


Qui a lâché les chiens
qui a libéré la meute ?




                          












   COGNE

                                           l’air,
                                                                     l’eau,
                                                                                             la pierre,
                                       jamais enclume

                                                     n’avait vu marteau si têtu,

                                         si solide,

                                                                   jamais corps n’avait connu

                                           une telle envie furieuse,

                                                                                                                   Cogne l’air,
                                                                      l’eau,
                                           la pierre,
                                                                                           le mur

                                                                     LE VIDE.

                                                                                                      mais   



                                                                                                                     COGNE !











Ainsi est l’énigme :
froide, anguleuse, multiple.
Nous sommes
corps glissés en des chrysalides de goudron,
corps figés par le poison de l’araignée,
ombres ligotées
fixant de leurs pupilles dilatées
l’horloge.





La plainte n’est pas une révolte,
la plainte doit descendre dans notre gorge
et y rester.




Le Révolté impossible
saigne et se tait.

L’obscur n’a pas de parole,
juste des poings
pour marteler des trappes
farouchement fermées.

Ils sont tous si riches d’allure,
leurs habits sont de fête
mais leurs têtes sont pleines de vermine.

le Révolté impossible,
saigne et se tait,
son corps est son argile,
sa terre,
aujourd’hui il rampe
là où, toujours, il a rampé,
sans même voir le sol,
sans même sentir sous ses doigts
ce long et inévitable écoulement
de la poussière.

Sommes-nous venus jusqu’ici
pour tresser des couronnes
à ceux qui nous écrasent et nous tuent ?



Le cœur plein de folles brassées de songes,
le corps si avide de promesses,
sommes-nous venus
pour rester affamés et nus,
invités au grand festin de la vie
et ne jouir d’aucun fruit ?


Sommes-nous venus jusqu’ici
pour être si singulièrement indisponibles ?




Vigile des profondeurs
les villes ont fabriqué tes nuits
avec de la craie et de la cendre,
tes genoux ont plié
quand s’est écroulée la face de ton cri
tu as maudit le ciel,
tu as craché sur toutes ces icônes
où l’humanité
déverse ses douleurs et ses vertiges.
Tu as fait le tour des grilles
derrière lesquelles se sont réfugiés les jardins
où ne pousse jamais aucune lumière,
puis tes pas se firent plus rares, plus économes,
bientôt ils apprirent la légèreté de l’ombre
l’utilité de l’absence,
l’invisibilité des traces,
la discrétion des disparus.
Vigile des profondeurs
parfois je vois ta lampe osciller,
épuiser son flux vers le ciel
et je partage ton étonnement
devant tant de citadelles droites et froides
qui lancent dans un ciel sans étoiles
leurs forêts de seringues d’acier.



Si je revenais parmi vous
dépouillé comme au premier jour,
délivré de tout ressentiment,
délivré de toutes ces visions de la nuit.
avec mes yeux qui ont fini par s’ouvrir
à force d’être crevé par la fougue de vos atrocités.

Si je revenais au milieu de vous
partager ce rien, ce pas grand-chose,
cet infime miracle de la vie,
m’accepteriez-vous
en vos âmes et en vos regards ?
Me regarderiez-vous
non comme l’étranger banni,
non comme l’étranger honni,
mais comme un des vôtres
traqué par les mêmes fantômes ?
Avec tous mes membres attachés
liés à cette musique née du diable,
livré à la foule des voyeurs,
à la foule des guerriers sans armes,
avec toute la violence des oriflammes
semant leurs pétales pourpres sur la plaine  des morts,
avec toute la fièvre de ce nuits inquiètes
passées à traduire les augures
pour en donner une lecture compréhensible,
évadé d’un rêve ancien
griffé par des signes d’apocalypse,
c’est enfin en paix que je pourrai quitter
le congrès cruel de ces âmes
qui siègent dans les tréfonds
d’une conscience putride
où chacun s’abreuve et se rassasie.
C’est enfin en paix avec ma propre colère,
avec mon infinie révolte,
que je circulerai à travers vous
et vous montrerai le chemin abrupt
où doit lutter la lumière,
cette route droite et longue,
là où la vie s’ouvre,
là où la vie accueille toutes les âmes imprenables,
toutes ces âmes fortifiées par l’unique silence
qui coule comme un baume
sur des corps fracassés.
Je passerai là où vos mains,
les forêts bruyantes de vos mains,
touchent à cet ultime miracle de la musique,
quand quelques cordes effleurées suffisent
dans la pénombre d’une crypte
pour célébrer toutes les noces du monde,
comment pourrais-je oublier tout cela
même couché tout au fond de ma mort inutile ?












Moi l’os,
moi le serf,
j’ai vu tout au fond du crâne
briller l’incarnat
du breuvage mystique,
j’ai supplié le jour
de me rendre ma nuit.

Toutes les ombres
se sont mises à danser
en une sarabande de démons,
d’arbres tordus
agitant leurs pendus
comme autant de grelots
nous avertissant du passage
de la foule des pestiférés.


J’ai supplié le jour
de me rendre ma nuit,
mon cri
a été entendu ;
je me suis retrouvé nu
sous la pierre.










J’irai par un hiver rude
vers le sommet le plus grand,
j’irai avec ce seul contentement
d’avoir pu choisir ma mort.


Avec cette seule fierté: finir dignement
et non dans cette longue plainte 
des vieillards.






Ah vous vivez ? Et de quoi vivez-vous ?
Je vis de la terre, de son herbe, de ses arbres,
d’un éclat de lumière sur un toit,
de la trace d’un lièvre dans la neige,
d’une racine qui soulève le bitume,
du tumulte religieux du torrent,
je vis de cet instant blessé
recroquevillé sous des brindilles,
je vis de cette flamme soudaine
qui fait craquer et gémir l’écorce,
je vis de cette pierre lissée par l’eau glacée,
je vis de ce pont qui fait passer les âmes
sans leur demander l’obole,
je vis de vos questionnements incessants,
de vos doutes en cascade,
de vos fuites dans le langage,
de vos signes que vous confondez avec aisance
pour brouiller les pistes sans doute,
je vis avec la multitude de vos incertitudes
celles qui construisent toutes les prisons.









Assez lessivé
 le tertre des vivants,
 assez remué bras,
jambes,
bustes,
assez agité langues
dans l’air corrompu,
 assez largué fantômes d’acier
cadavres exposés,
 assez fouillé,
fouaillé,
dans les poches de ces morts
pour savoir que leurs membres
ont toujours accompli leur devoir de terrassiers,
assez léché
les parois des cubes de verre,
assez erré dans
couloirs, coursives, terrains vagues,
derrière murs,
parapets,
haies taillées,
assez brûlé manuscrits,
épouvantails en carton,
à l’est comme à l’ouest,
en enfer,
sous l’auvent des peaux blêmes,
convoitées,
habituées à se coller à d’autres ventres
toujours en quête,
tout assoiffées
lovées ici,
sagement coincées
entre pierres et fossés,
assez de plaies,
 de sang,
de blessures béantes,
de mutilations,

ASSEZ !

Mais qui peut encore nous sauver ?








 
Seuil des Acides


























Au seuil des Acides
tout doit commencer par une brûlure.








Ne cherchez pas l’enfer dans les gouffres,
ne cherchez pas l’enfer dans les brasiers,
ne cherchez pas l’enfer en des flots gris et froids comme l’acier,
ne cherchez pas sous les crânes lisses,
sous la terre engrossée par vos os,
ne cherchez plus !














Rien ne peut nous délivrer
pas même le puissant sommeil,
au seuil de ces acides
nous avons perdu le don de notre langue.

Qui ici réparerait ce qui est cassé,
remettrait en mouvement ce qui a été figé,
l’esprit souffle là où il peut.

L’esprit s’essouffle en mille lieux d’infortune,
il nous faut réapprendre à prendre,
à conduire sous d’autres cieux,
à enfouir notre cœur pour le soustraire
aux crocs de la meute,
celle des imbéciles et des féroces.


Vous nous avez laissé
en toute humanité
insultante aumône
vos os à ronger.


Rien ne peut ici nous soulager
pas même le puissant sommeil,
enchaînés que nous sommes
à tant de poteaux de tortures,
nos douleurs sont les mêmes que les vôtres,
nous partageons la même cendre,
nous éprouvons les mêmes soifs,
nous ne sommes pas des victimes
en attente de procès, en mal de justice,
mais nous attendons qu’ils se dénoncent
ceux qui nous firent tomber en ces abîmes !










Par quelle volonté sommes-nous ici ?
debout entre ces lourds horizons de pierres
et ces vertiges de poussière,
à épier chaque signe comme une promesse muette,
à compter les marées de l’imprévisible terreur,
à lire sur chaque figure, sur chaque tête,
les signes de l’épouvante.


Ne sommes-nous pas lassés par toutes les errances
de ces chairs exténuées,
en proie aux plus terribles visions,
toutes affairées à creuser
l’éternité de leurs tombeaux ?


Ne recueillons-nous pas assez nos larmes
dans les plis de ces plaines
où se multiplient les foudroyés,
où se dressent potences d'âmes,
où se balancent dépouilles d’êtres,
peaux désertes et désertées
peaux, sacs de douleurs sans conscience.


Par quelle volonté sommes-nous encore ici
à sillonner ces territoires forgés par la science,
hantés par le drame,
ces terres aux hautes failles,
aux grandes blessures,
alors que la nuit recule,
alors qu’un soleil nouveau
perce la voûte noire et dense,
alors que de toutes parts s’enfuient les démons,
alors que chavire l’affreuse barque
dans les convulsions mugissantes du fleuve ?









J’ai vu les sépulcres de vos espérances
disparaître en des nuées neigeuses
de poussières de ciment.

J’ai vu la vie apparaître en ce flot de sang
qui toujours la précède,
j’ai vu ce crâne s'offrir sans hâte
aux souffles encore trop courts
des printemps à vomir.

Dieu que les morts sont lents
à se relever d'une telle fange !
Là où la multitude des os
danse et mime un combat inégal,
survivance d'un rite
entre le feu et l'eau,
entre l'argile et le granit.




Il crie,
son corps prie
devant la paroi verticale
du barrage dressé
sur le fleuve des esprits.

Il crie
c’est ainsi qu’il se perd
retrouve son néant,
retrouve sa présence
constellée de plaies.










Couché dans la tourbe,
mains aux doigts tendus
pour prendre ce qui se dessine,
ce qui émerge
d’une terre soumise
à ces bruyantes démences,
regard tourné
vers cette lumière torturée,
pantelante,
dont les cercles brisés
inventent une chorégraphie
d’âmes vitrifiées.

Couché dans la tourbe,
genoux tremblants,
tempes froides,
front labouré par mille lames d’acier.

Couché dans la tourbe
pour ne plus réinventer le ciel.






Nous poussons à l’envers
sur les têtes de nos morts,
nous poussons effroyables et effrayés,
nous mangeons les racines faute d’avoir assez de dents
pour manger les arbres,
nous poussons à tort et à travers,
massacrons la beauté des jardins,
nous sommes la mauvaise herbe,
la mauvaises conscience d’une terre qui dérive,
d’une terre qui s’éloigne d’une ligne d’horizon
toujours plus tendue, toujours plus roide.


Nos corps se suicident pour rentrer en hiver,
ils sont gonflés, boursouflés,
parfois d’une laideur insupportable
mais ils sont là, parlent, se déchirent,
cherchent des souffles anciens,
des souffles disparus,
ils luttent là où l’ignorance
creuse ses fosses anonymes.
Nous poussons c’est indéniable,
de l’autre côté,
à contre-courant,
à contre-monde,
là où les yeux plient le fer,
forgent des fourches
pour retourner les gerbes flamboyantes du ciel.
Nous poussons à tort peut-être,
mais nos morts nous les gardons en creux,
en collines, en vallées,
toutes caressées dans le sens du fleuve,
toutes drapées dans l’émeraude
de ces lèvres de la terre
arrosées par les jardiniers de l’aube,

Que nous dit encore ce siècle dépassé ?
Que nous disent donc tous nos morts
que nos vivants encore ignorent !
Nous poussons, est-ce cela toute notre vie ?
Tout notre vouloir ?
Tout ce pour quoi nous sommes faits ?

Nous poussons avec cette hâte des suicidés
qui précèdent toujours leur mort,
nous poussons, et c’est ainsi
que nous sommes devenus
ces géants aux pieds de verre
qui défient la foudre.












Soyons court,
soyons bref,
notre langue ne s’est point assagie,
elle sillonne entre les monts,
s’épuise à la course,
rebondit cri après cri,
étau après étau,
elle grimace, ferraille, flamboie,
elle est l’antre, le repère, l’entaille,
profonde est sa couche
par défaut d’encre
par défaut d’être,
cette langue est une lame
qui perfore notre nuit.










Depuis que je m’invente,
que je puise dans l’inépuisable,
que je ne me mens plus,
que je crois en autre chose
que la multitude des choses,
depuis que je suis en haut,
depuis que je suis en bas,
depuis que je circule,
que je tourne et retourne 
cette langue dans ma bouche,
dans le vide de cette bouche spirale
qui aspire tant de galaxies,
depuis que je côtoie
un certain versant de l’intelligence
qui ne vise pas les cimes,
depuis que je m’économise
en cris et en larmes,
que je ne m’entoure plus
d’objets pour distraire mes peurs,
que je ne pense plus
à demain depuis qu’aujourd’hui est en ruines,
depuis que j’ai commencé à écrire,
depuis que je m’entête à éclairer ma fosse
avec la torche têtue de mon espérance,
depuis que la nuit me traverse,
que je me sais faible devant tout ce qui vit,
devant tout ce qui remue,
devant tout ce qui se lutte pour être vivant,
depuis que je sais
que chaque jour est de l’argile,
que le monde n’a nul besoin de modèle
pour rester monde,
que toute fuite est absurde,
que rien ne peut se maîtriser,
qu’un instant suffit pour œuvrer à la grande disparition,
depuis que je circule,
que je me heurte aux mêmes murmures,
que je connais la démesure, l’excès,
le manque comme un animal fou dans le ventre,
depuis que je me disjoncte en mes propres circuits,
depuis que tout me remplit alors que tout me vide,
depuis que je sais que ma parole
elle aussi passera sans bousculer
ce désordre des choses,
depuis que je sais que cette poussière
reviendra à cette place
d’où mille fois je l’ai chassée,
j’aime à l’infini ce temps limité,
j’aime cet esprit qui sans trembler
peut défier la mort.



 









Ne plus ressentir cette urgence d’être,
cet empressement, ce tiraillement,
cette angoisse perpétuelle,
cette envie de faire, de dire, et encore de faire,
de redire pour défaire.
Quoi ? Le vide ?
Ne plus ressentir cette urgence d’être,
cette envie de, ce besoin de,
cette précipitation feinte,
cette fuite devant l’engourdissement,
cette terreur devant le sommeil,
devant l’idée même du sommeil.
Ne plus ressentir toute cette vitesse,
cette précipitation incompréhensible,
cette course perpétuelle,
obstacle à la raison,
au raisonnement.









Nous avons empilé
empalé nos souffrances,
jeté les piles usées
des jouets cassés de notre enfance,
nos faces aux traits tirés
sont restées tout en bas.


Et nous nous sommes promis
de ne plus revenir
de ne pas mourir ici,
de partir loin
tellement loin
que nos corps à la fin sont restés
et que nos esprits, eux, sont morts de fatigue.






Que cherchons-nous dans cette brûlure continuelle ?
Que voulons-nous donc inscrire
en filigrane dans nos écrits ?
Que cherchons-nous à remuer ici
alors que tout est pris dans cette frénésie du mouvement ?



Notre lâcheté à tous est définitive,
nos blessures invisibles,
multitude de procès perdus
dans le huis-clos de nos êtres.






Allons ! Il faut nous relever,
frapper au sol !
Pour que l'on nous entende,
pour que l'on entende
ce rêve fragile d'un mort,
d'un blessé, d'un errant,
allons il faut nous relever !
Puiser là où s'est endormi l'épuisé,
creuser là où s'est arrêté le terrassier.
Nommer chaque chose
afin qu'elle nous traverse !













À la frontière de mon corps,
à la frontière de mes os,
je m'arrêterai.

Si puissant le fleuve
qui m'avait conduit jusqu'à la peau du verbe,
si puissante la nuit
qui avait emporté toutes mes réponses.

Pas d'autre soleil,
pas d'autre horizon
que cette ligne de chair qui organise l'ombre.











Nous marchions, pas un ne voyait ses jambes,
nous marchions dans cette tourbe gluante
qui semblait vouloir nous aspirer tout entier,
mille fois mes mains s'étaient accrochées aux ronces,
nous marchions comme si nous étions nés aveugles
avec ces jambes aussi lourdes que des arbres.

Plus tard j'ai pu prendre toute la mesure
de ce qui nous mesurait alors.
L'esprit feint d'oublier,
le corps n'a de cesse de dénombrer ses blessures,
la tête est un chantier naval
où des treuils grinçants
vomissent par intermittence
des souvenirs de voyages.

J'aurai ainsi bien vécu en vain,
coupable jusqu'à la brûlure,
coupable d'effacements volontaires,
coupable de ne pas avoir voulu regarder
notre nuit à tous en face.

De toutes mes forces
j'ai œuvré  à mon naufrage,
ma vie fut comme une tombe jamais ouverte,
beaucoup passaient dans son ombre,
nul ne s'y attardait,
mon ciel était de marbre
et sur mon corps
les saisons abandonnaient leurs indices.

J'ai vécu  entre des murs sans fenêtres,
la fête était dehors,
des musiques m'arrivaient par bribes,
j'avais appris à me réjouir de si peu !
tout semblait si calme, si apaisé !
Mais à l'intérieur tout brûlait, se tordait,
tout se vrillait de douleur,
suppliait d'anciens bourreaux.

J'ai aimé puissamment l'attrait des ténèbres,
je ne peux continuer plus avant,
il me faut maintenant danser avec les esprits.






 
Nuit
Je la veux belle, tendue à l'extrême,
présente aux extrémités de tous nos membres,
voyante flottante
dans l'immensité d'une démence,
assoiffée de soies de sang.

Je la veux imprenable cette nuit,
toute enflée de marbres et de rivières,
tendre, souple, coriace,
pas de plume ni de soie,
mais de ciel pourpre,
mensonge qui hurle
et drape l'infini.

Je la veux toute en sourires,
toute légère, si légère,
qu'elle flotterait en cette beauté
des non corrompus,
rêve d'une nudité délivrée de toute culpabilité,
à jamais évadée de cette cellule
criblée de fenêtres murées.
                                                                        
Je l'espère ensorcelée cette nuit
rivée à des villes rivales,
crucifiée sur des rives où des râles
s'épuisent à l'approche des tombeaux,
où des musiques
percent des tunnels
en des fronts d'argile.

Il est là le pâle, l'unique secret,
il se tient dans cet angle de la mémoire,
chacun accomplissant, construisant sa pente,
chacun réinventant ses abîmes,
et les arbres, ces arbres qui penchent leurs lourdes têtes
au-dessus des fosses,  
pour eux aussi elle finira par arriver l'heure de velours,
l'avalanche de la parole leur révélera l'issue.

Cette nuit qui aujourd'hui scintille,
se penche sur le berceau de ce fleuve
qui a tout simplement oublié de respirer.






Je vous écris de cette nuit pleine de vivants
je veux dire je vous écris de cet enfer
où les mots font et défont les montagnes,
où les montagnes sont au final ces grands mensonges de pierres.

Dans le canal du vide je dresse haut le fanal du néant,
je ne connais pas les limites de mon cri
ni la gravité de mes blessures,
je vous écris de cette nuit
tout le reste est friable,
tout ce qui reste est poussière.

Ombres en partance pour d'autres terres d'ombres,
seuls les morts applaudissent
tous si imbibés de morve et de morgue,
le sépulcre leur va comme un gant,
ils se ruent hors de leurs tombes,
et vomissent des hosties sous le bénitier de la lune.

Si je vous écris ainsi n'en doutez pas c'est pour tenir,
tenir encore entre mes mains,
entre mes doigts gourds,
l'illusion de cet esprit
qui veut encore se battre
pour résister à l'invasion de l'absurde,
à cette marée singulière où des despotes isolés
tentent de s'accrocher à des lanternes éteintes.

Je vous écris de cette nuit carnaval
où des ruelles se prennent pour des boulevards,
où les villes se construisent en miroirs,
où tout devient vite inextricable, chaos de câbles,
poulpes noirs forgés dans le métal
collés aux ogives des nouveaux temples,
où tout devient gluant,
où tout rampe, 
où la laideur est devenu la norme,
où l'ennui drape sa nudité
dans la souffrance rescapée,
où se balancent
du haut de leurs joyeuses potences,
nos éclaireurs, nos guides.


Je vous écris de cette nuit
et de nulle autre,
nuit où tout se livre,
se vend,
se marque,
s'identifie,
se raréfie,
se consigne,
se réduit,
où un rien s'affiche,
se résume,
se circonscrit,
s'analyse,
se disloque.
Nuit  où chacun se maudit,
se dissèque,
s'épie,
tente de se nettoyer,
de se faire propre,
de se donner une face lisse,
lustrée,
masque humain
vissé sur un rictus interchangeable.

Je persiste à vous écrire
me tue ainsi à cette tâche absurde,
m'agrippe à ce rocher,
tentative pour confondre le monde
avant que celui-ci se fonde avec ces ombres
qui depuis notre enfance lacèrent notre esprit.


Je vous écris pour simplement tenir l'équilibre
entre cette hauteur qui bascule 
et celle qui veut encore défendre son ivresse,
je vous écris pour ne pas m'effondrer,
pour louer le premier sarment
de cette vigne du sang,
pour m'enorgueillir d'avoir vécu pour rien,
je vous écris avec cette verve
qui rend tous les mensonges fréquentables,
je vous écris à l'ombre des grandes stèles de pierre,
aux angles mutilés,
aux courbes martyrisées.
Je vous écris en ce dernier effort des vertèbres
pour braquer mes yeux sur le ciel,
je vous écris et vous espère,
beauté retrouvée
sous le songe d'un ultime glacier.







                                            L’Ouvrier pulvérisé suivi de Seul des Acides  Décembre 2011