lundi 8 avril 2019





SOLEILS DES ARCHIVES
 

suivi de

Éloge des ombres





                                         À ma compagne Nadia et mes enfants Taos et Neïl

                                        À Virginie Delahaie

                                 
et à  tous ceux et celles qui me sont chers en cette vie.



Des voix se croisent, s’interpellent, se répondent, voix des disparus, voix vivantes, elles sont archives et fragments d’histoires.
Pour vivre, elles ont besoin d’éclairages, de ces éclats précis qui réveillent les versants où travaillent ensemble le soleil et l’ombre.

Dans cette suite d’archives, une voix se distingue, elle se veut un repère nécessaire en cette centaine de fragments, elle est celle qui interroge inlassablement le  passé et le devenir, elle est gardienne du centre et organise le chant du poème.
Ces soleils des archives sont un éloge à la vie, éloge qui précède celui des ombres, car tout ici-bas, mérite d’être salué. Ces ombres qui portent nos doutes, nos cris, nos révoltes, sont aussi nos guérisseuses.


                   

Soleils des Archives



2014 - 2015



ARCHIVE 1

Poètes, il nous faut vivre,
la brûlure est toujours là,
il est temps d'inviter la révolte au festin,
de frapper l'enclume,
de déverser notre colère
dans le creuset de la beauté,
de forger des armes pour défendre nos esprits,
d’apprendre à danser avec nos fantômes,
sous les soleils de ces archives
mettre en fuite toutes les ombres.


ARCHIVE 2

Où que tu sois homme des archives,
les voix de la terre sont présentes,
elles veillent sur la nécessité des énigmes,
sur la vivacité et la lucidité de ta parole.

Il est vain de se scarifier,
de se flageller pour accéder au pardon,
il est vain d’ôter ses parures
pour vouloir paraître plus nu,
plus vain encore de se réfugier
dans la plainte pour susciter les larmes.

L’océan ne se souvient de ses noyés,
le fleuve de ses suicidés,
et montent au-dessus des villes
les cris des gardiens,
les rires des ouvriers.
Attachons-nous solidement au mât
de ce cirque où toutes les ombres grimées
miment l’éternité,
attachons-nous aux piliers de ces ponts
qui regardent se traîner
ces longues barques, ventrues, pesantes et rouillées.

Le fleuve, toujours, est en lutte contre ses bords,
des poings cognent aux portes de la nuit,
ils saignent,
vaincus par les écluses
d’une impossible humanité.

En cette plaie, en ce cratère du verbe,
gravons les passages de la lumière
pour ne pas en perdre le souvenir,
pour nous soustraire quelques heures
au vacarme incessant des hommes
qui croient aux signes de leur délivrance
quand se multiplient leurs tombeaux.

Où que tu sois homme des archives,
traversé de soleils absurdes,
enchaîné au socle des traditions,
chargé de tous ces poids qui font le prisonnier,
puis le cadavre,
figure martyrisée,
prise dans le déferlement des rides,
figure brandie à bout de bras, à bout de crimes,
dans un océan de sang
portant toute la mémoire des chutes et des exils.
Va ! Vogue vers l’île des innocents !
Là où se retrouvent les damnés,
les suppliciés, les excommuniés, les proscrits,
et c’est pour eux
que le poème s’écrit,
c’est pour eux qu’il saigne, qu’il hurle,
qu’il se démène sous les planches,
qu’il frappe sur les solives des sourdes demeures,
c’est pour eux qu’il vit !
Ô poète ! Les eaux montent
mais le temps résiste,
où que tu sois, homme des archives,
soulève la chair de l’horizon
pour remonter du cœur de la carrière
cet éclat de roche qui porte le rêve du monde.


ARCHIVE 3

Chaque jour la terre nous appelle,
tout est leurre, manigance, stratagème,
le piège se referme,
un nouveau cercle se forme,
le feu d'un nouveau poème s'allume,
des corps se penchent, en alerte.
Il nous appartient de veiller sur cette flamme,
de la nourrir.
Notre nature est si faillible,
en ce siècle qui multiplie les ondes et les ombres,
nous habitons nos abîmes
comme d'autres hantent leurs prisons.



ARCHIVE 4

Un bruit s'est perdu
dans la caverne grondante de notre crâne,
dans ce concert d'os et de débris,
dans ce grand cataclysme de notre conscience
écartelée entre le mal présent et le mal à venir.
Nous assistons à une démolition moderne,
nous assistons à la ruine systématique
de nos efforts à vouloir vaincre le silence avec le simple mot.


ARCHIVE 5

Ne sommes-nous pas revenus d'entre les morts ?
Avec leurs vides, leurs fringales, leurs fosses à remplir,
ils dessinèrent des courbes brisées
pour nous enseigner l'harmonie.  
Notre désarroi grandissait avec le déclin de leurs lampes,
les mêmes démons livraient, une fois de plus, bataille.



ARCHIVE 6

Je n'ai rien à vous dire
peut-être tout à écrire,
les cimes me semblent si lointaines,
l'esprit ne sait où les chercher,
je n'ai rien à vous dire
juste de grands vides à partager,
je ne serai pas avare,
je vous abandonnerai le plus grand.
Vous retrouverez en lui
les traces invisibles d'une vie entière
construite sur la faim
de l'impossible connaissance.


ARCHIVE 7

Nous voici à l'orée d'un monde,
nous nous apprêtons à en fêter les semailles,
le bonheur est un souffle
qui danse derrière la porte.


ARCHIVE 8

Que sommes-nous d’autre ici ?
Corps doté d’un sexe pour jouir de la chair,
corps doté d’un cerveau pour goûter
à l’ivresse de la connaissance.

Que sommes-nous d’autre ici,
êtres en apprentissage,
nous livrant à toutes les expériences,
celles de la joie, de la douleur,
de l’alliance, de la séparation.
Que sommes-nous d’autre ici
que des esprits de passage
dans des étuis de peau.




ARCHIVE 9

Tourne, tourne,
entre tes mains ce soleil de chair
et considère en cette nuit violente
tout crâne glacé comme une étoile filante.

Tourne, tourne,
entre tes doigts cette chose méconnaissable,
fragment d'une enfance arrachée
lézardée, méprisée.

Tourne, tourne,
autour de cette robe
toute la soie du monde,
danse, danse la lame,
découpe la joie
en lanières.

Faut-il nous maudire ou nous féliciter ?
Notre pardon est froid comme l'acier.



ARCHIVE 10

C'est un poème
qui chante une parcelle du monde,
qui n’obéit à aucune bannière,
qui va avec le vent
et parle aux pierres.


ARCHIVE 11

Ne plus chercher l’abus, la trahison,
le verbe tronqué, le faussaire,
la mauvaise graine,
le fruit avarié,
le danseur maladroit,
la voleuse furtive,
le trouble-fête,
la vérité ne s’accommode pas des restes.


ARCHIVE 12

J'ai fait un vœu devant les pierres,
au nom de la foudre pour chasser mes démons,
au nom de l'herbe qui nourrit les troupeaux,
au nom de l'eau qui circule sous la roche,
au nom de l'animal qui se terre au passage de la horde.

J'ai fait le vœu d'une aube froide et claire,
d'un versant abreuvé de soleil,
d'une herbe abondante pour les chevaux,
j'ai fait ce vœu au bord de la rivière
sous une tente de peau tannée.

J'ai fait un vœu devant les pierres,
j'ai rejoint leurs silences,
leurs rugueuses beautés,
je ne sentais plus les morsures du vent.

J'ai fait un vœu devant l'arbre,
j'étais son écorce, sa sève.
J'ai fait un vœu sous le ciel,
j'étais un nuage,
une simple promesse de pluie.



ARCHIVE 13

La naissance de mille soleils ne nous aura donc rien appris ?
De ce temps qu'en avons-nous fait sinon de le réduire en bribes.


Au crépuscule de nos joies barbares,
au-dessus du berceau de notre passé,
de notre tombeau futur,
face à l'éternité nous sommes trop bavards,
les corps finissent par aimer les liens qui les rongent.




ARCHIVE 14

Terre de volcans
où le sang réclame son calice,
où l'être à vif
cherche en vain
l'empoisonneur.


ARCHIVE 15

Nous descendrons vers l'abîme avec cette certitude
que nos mains porteront encore longtemps
le marbre des anciens
sous l'unique soleil de nos convictions.



ARCHIVE 16

Soleils, brûlures,
il nous faut être d’une autre trempe,
il nous faut être d’une autre carrure,
nous défier de ces rives où ne grandissent que les ruines,
de ces voix qui chantent la beauté des églises
et se taisent devant la répression, devant l’exil.





ARCHIVE 17

Écoute pendant qu'il est encore là
ce temps de noces heureuses,
écoute avant de partir,
avant de voir grandir ton ombre
sur des façades taguées,
avant de connaître la fatigue,
la nuque qui accepte la douleur,
ce corps qui refuse d'aller
là où veut le conduire la tête.
Écoute, tu emporteras en ton bagage
un peu de cette terre bien grasse,
un peu de ce sable qui se disperse si vite,
un peu de cette herbe aussi
qui souffre tant sous nos pieds,
beaucoup de cette musique
qui fait vibrer les cœurs et les vitres.
Tu emporteras aussi des livres,
beaucoup de livres,
car là où tu vas on lit si peu,
tu emporteras des torrents, des cascades, des fleuves de paroles,
car là où tu vas ils n'ont jamais appris à parler,
tu emporteras aussi les mémoires des morts,
toutes les histoires de nos morts,
car là où tu vas ils n'ont jamais su vivre.



ARCHIVE 18

Mange mon corps, dévore l’absolu,
Fais de ta fièvre ta seule exigence,
fais de tes égarements des leçons,
mange mon corps, dévore l’absolu, 
nourris-toi de présences, éloigne-toi
de tout ce qui t’étouffe, te brise et te plie.
Bouge mon corps !
Avec tes mains encore capables de saisir,
avec tes jambes fortes et agiles,
abandonne tes vieux vêtements dans la clairière,
accouple-toi au désir,
épouse ton squelette avec toute la joie de l’univers,
accueille en ton ventre la beauté de la foudre.




ARCHIVE 19

Corps défaits à l'horizon des pensées défaites,
nous étions devenus
ces grands corps sans esprit
rendus à leur énigme la plus sombre :
entités faites de chairs emmêlées,
de débris de carcasses,
de membres difformes ou mutilés,
soudées à tous les sexes de la terre,
prêtes à acclamer le nouvel Empereur des os.



ARCHIVE 20

Un crâne parle : ses cavités sont des lacs.

Un corps parle : ses os sont des rochers.

Résonnent dans la montagne des chants de sorcier.

Celui qui lit dans les signes le mystère de la pierre taillée,
danse avec la parure et la grâce de l'oiseau.


ARCHIVE 21

Chant du soleil
qui couvre celui de la source,
au promeneur curieux
la montagne révèle son versant.





ARCHIVE 22

Nous vivons ces heures
comme d’autres vivent hantés
par leurs propres poussières,
fenêtres obstinément closes par peur d’offrir
une victoire trop facile à la lumière.



ARCHIVE 23

Ici l'alarme est l'intruse,
de vieilles cités dorment
dans les ombres de leurs vestiges.

Vous êtes tous, mortels, à la merci d'un songe,
la poussière qui vous recouvre
a dévoré vos apparences,
soleils de velours et de cuivre
vous nous avez suivis sur ces chaussées extravagantes,
ces avenues, ces artères, ces belvédères.
 
Il pleut sur les dernières ténèbres,
les voix sont voilées,
il pleut des cris,
nos mains ne sont plus aussi sûres,
tout tremble à l’orée des morts futures,
mais tout par défi, reste éclairé,
intact,
habité.



ARCHIVE 24

J’ai vu voler en éclats
la pierre de la liberté,
et retomber sur la terre
en pluies d’étoiles mortes
les fragments de la beauté.



ARCHIVE 25

Qui tirera l'endormi
de sa gangue de sueur et de rêve ?
Qui avertira l'endormi
du vol désordonné des corbeaux
à l'horizon guillotiné ?



ARCHIVE  26

L’œil fixe,
le sexe en repos,
membres abandonnés
sous le froid soleil de l’effacement,
un silence est tombé.

Derrière la colline
un chien hurle à la mort.



ARCHIVE 27

Ô viol par nos démons, visions !
Sous le flamboyant cortège des ombres,
s’ouvrir à cette percée, à ce déferlement,
rire de ce dernier outrage à la raison,
se replier en nos archives,
déserter cette peau non épargnée par le soupçon,
éclore sur une autre face de ce monde
pour qu’un soleil splendide se lève aux froids horizons.



ARCHIVE 28

Désosser la grande architecture,
déterrer l’os,
exhumer les vestiges de nos reniements,
de nos renonciations,
hisser vers le ciel nos carcasses
engluées en ce siècle,
se tenir debout avec cette vive présence de la brûlure,
entre les récifs aiguisés de l’histoire,
témoigner de notre volonté, de notre vaillance.



ARCHIVE 29

Ils reviennent comme des chiens
ivres d'un jour sans pain,
ivres d'un jour sans joie,
ils reviennent autour de l'âtre
et n'ont de cesse de mordre
dans la même chair sans saveur,
dans la même viande maigre et dure.
Ils reviennent comme des chiens,
dans leur raffut soulèvent de lourds nuages de poussière,
comme seule loi ils reconnaissent la leur
et leur loi est faite de non-lois.
Ils reviennent et font cercle
autour des mêmes masures,
de ces mêmes berceaux qui les virent naître.
Ils reviennent et revendiquent haut et fort la loi du couteau
en cette plaie ouverte du monde.



ARCHIVE 30


J'étais crâne
couronné de verdure,
fouetté par les vents,
colline décapitée par la brume,
arbre danseur parmi la foule de mes frères
à la grise écorce.



ARCHIVE  31

Certitude de la présence,
ce souffle traverse l’homme.
Ne chassons plus nos fantômes,
ces voix de l’humaine souffrance,
apprenons à graver le mot joie
sur les murs de nos cellules,
apprenons à entendre en chaque chant d’oiseau
l’esprit de la terre,
retenons tous les pas de cette danse
qui nous aidera à franchir le rude pont de l’hiver.



ARCHIVE 32

C'est une mémoire faite de lacs et d'étangs gelés
où l'animal blessé lèche ses blessures profondes.
C'est une vigne lointaine
où les sarments chantent la lumière
des étés précieux comme les fleurs des tombes.



ARCHIVE 33

La terre fume dans le froid,
le moteur renâcle sur la pente roide.
Le visiteur ne voit pas la lourde demeure
qui s'enfonce dans l'océan terreux,
n’entend pas le cri de la corneille,
seule réponse à l'abîme.
L'enfant essoufflé remonte de la vallée
il témoigne :
« Ils ont tous là-bas retourné la terre
à hauteur de leurs rêves
et leurs yeux pourtant grands ouverts
ne voient plus les étoiles ! ».



ARCHIVE 34

De ce sombre éclat,
arracher quelques miettes.

Même l'arbre solide se plie jusqu'au sol,
cède à l'attrait des fruits,
à l'appel de l'herbe, de l'humus.

Le jardin : une plaie sombre
où se glisse la blancheur d'une main d'enfant.




ARCHIVE 35

Les pluies ne nous parlent pas assez
de la sévère beauté des arbres,
de la sauvagerie des oiseaux.

Nous sommes en attente d’îles
où nous pourrions reposer nos corps
pour les préparer à l’ultime averse.



ARCHIVE 36

Je veux vous lire dans les arbres,
dans le vent,
dans la houle savante de vos cheveux,
dans ces vallées de soie où la laideur
chaque nuit se suicide.
Je veux vous lire dans une chambre sans murs,
dans un jardin sans portail,
sur toutes les places
où les statues sont les refuges des oiseaux.
Je veux vous lire dans l’angle
le plus ensoleillé de ma fenêtre,
derrière cette porte qui s’ouvre sous la poussée des rires,
là où le livre est encore en cours d’écriture,



ARCHIVE 37

Chacun ici peut connaître
le pouvoir de la lampe,
la puissance du feu,
chacun ici s'avance
selon son âge, selon son crime,
la terre toujours répondra présente
et le torrent toujours descendra des cimes.

Nul être ne doit confondre
la magie et son cercle,
la pierre et son énigme.





ARCHIVE 38

Porte à la serrure brisée,
la planche droite aux nervures dociles
attend dans une forêt de copeaux,
un soleil inachevé pend au linteau.



ARCHIVE 39

Une marche commençait là,
sous le signe éclatant du soleil.
Nous étions liés à tant d'enfers,
à tant de vivants faisant effort de vivre,
la forêt nous avait ouvert son ventre bruissant,
nos sacs pesaient lourd ;
nous portions nos abîmes.



ARCHIVE 40

Était-ce bien ici ?
Ce lieu où les vents ruisselaient,
où des visages se figeaient
dans la lourde moiteur des sentiers encombrés.
Était-ce bien ici ? En cette plaine,
où des orages dépliaient leurs colères,
où des corps se rêvaient désormais délivrés
de leur poids terrestre.


ARCHIVE 41

Et tous ces fruits tombés ?
Prenez-les, ils n’appartiennent à personne,
prenez-les avec leurs pulpes, leurs écorces, leurs senteurs.
Ces fruits sans patience sondent déjà
les désirs de vos lèvres,
ouvrent des ciels infinis en vos yeux.



ARCHIVE 42

Longtemps j'ai tourné le dos au soleil,
épuisé ma joie
sous les arches de la douleur,
perdu trop de temps à compter les pierres,
à construire mes enfers,
aujourd'hui les signes témoignent
de l'heureux tourment de ma destinée.



ARCHIVE 43

Parfois la porte s'ouvre
à l’instant où l'esprit doute
de l’existence des fenêtres.




ARCHIVE 44

Une tête se balance dans le ciel,
elle égoutte sa conscience
dans les trouées des nuages.
Elle tremble, vacille,
quelques lumières tentent de la clouer
de l’immobiliser là où se devine encore le sol.

Naufragée dans la houle des archets,
en cette symphonie de figures
dans le sombre défilé des archives,
tour à tour trophée, parure,
elle organise, rassemble
ses traîtres mémoires,
ses décollations anciennes, ses tatouages.

Bercée par le vent des grands morts,
gardienne des béances où la vie triomphe.
Tête d’en bas qui se maintient
solidement plantée dans un champ,
indifférente à la nuée des épouvantails qui la traverse.



ARCHIVE 45

Tout est livré
à l'instant même où tout s'écrit,
tout existe, prend vie sous la lampe,
et fait d’un être ébloui,
l'heureux condamné.

ARCHIVE 46

Prendre la rue dans le bon sens,
cette rue qui descend vers la tristesse
et monte vers la joie.



ARCHIVE 47

Va poète,
vers ton frère arbre
entends-tu ce dialogue ?
Il monte vers le ciel.
Prête l'oreille
à cette langue sauvage,
elle vient de si loin,
elle était là bien avant ta naissance,
elle sera encore là après ton départ.
Guette le moindre souffle
qui se dirige vers ta porte
et ne change pas d'adresse
sous prétexte que tu cherches à fuir
ta haute solitude.
Va poète, 
marche vers ton feu,
la flamme de ton esprit
elle aussi va s'éteindre
nul ne se souviendra de cette chaleur
qui unissait ton corps à ces pierres,
à ces bûches qui se fendent
dans l'âtre de ton histoire.



ARCHIVE 48

Je vous vois rouiller,
mes tristes armures.
Armes dévorées par la terre,
cercueils vides
où s’engouffrent des vents musiciens.

Des esprits livrés aux plus durs tourments
cherchent les dépouilles de leurs corps,
la terre absorbe toutes les larmes,
rien de ce qui est venu ne reste.



ARCHIVE 49

Étrange rudesse de ces heures
qui tissent dans l'ombre
les nasses dans lesquelles basculent
les voyageurs pressés.



ARCHIVE 50

Feu jusqu'au bout de tes nuits,
en ton désir, en ton hiver,
feu de tes larmes,
de ton pardon muet comme la pierre,
feu comme la forêt
prise dans les flammes de l'automne.



ARCHIVE 51

Là où s’endorment les albatros,
là où ripaillent les naufrageurs,
fidèles forbans de nos mers intérieures.
Tous, nous avons joué notre rôle,
trouvé nos outils, nos instruments,
avons feint l’harmonie
alors que toute notre vie
était une immense et joyeuse pagaille.


ARCHIVE 52

Ce corps qui désignait la forge,
ce corps qui appelait l’enclume,
ce corps modelé par tant de modèles,
ce corps soucieux de jouir,
ce corps qui ne voulait croire aux signes,
à tous ces autres possibles,
ce corps n’est plus que cendres
dispersées par le vent.



ARCHIVE 53

Fuite inadmissible
devant le manque, le vide,
qui s’accroche à nos semelles,
nous fait trembler au bord.


Là où le vent cherche des issues,
entre tours de granit
et édifices de sable.

Rejoindre ce double
qui se traîne en nous,
rêver à d’autres rives,
à d’autres vies,
dresser des remparts
devant la montée de l’infini.



ARCHIVE 54

Je vous ai vu comme un navire
échoué sur le continent du désordre,
voyageur perdu en sa quête de miséricorde,
je vous ai vu homme
sur un banc de pierre,
tête dénudée, nuque plongeante.
Je vous ai deviné :
la rage au cœur, esprit assiégé, corps tordu,
je vous ai vu et je vous ai aimé le temps d’une fatigue.



ARCHIVE 55

Notre prison est si haute
qu’elle côtoie le monde des oiseaux.



ARCHIVE 56

Votre sépulture est mon ciel,
en vous tout m’accueille et me renie,
en vous tout me parle et me fuit.
Vous avez des météores la course imprévisible,
de l’animal familier la sauvagerie dormante,
de l’étang placide le souvenir d’un berceau fumant,
de la forêt les imperceptibles fêlures.


ARCHIVE 57

Plus profonde que la terre,
plus haute que le ciel,
plus généreuse qu’un parfum,
plus cruelle qu’un remords,
plus grande que la plus haute des montagnes,
cette nouvelle nuit
ne peut rivaliser avec le siècle.


ARCHIVE 58

Fuse la plainte, use le nerf,
l'os, la chair entaillée,
sur la pente roule l'objet,
l'œil témoin regarde :
l'étoile fixe,
le plancher en orbite,
cette danse érotique
qui mêle les senteurs aux rites.



ARCHIVE 59

Devant chaque fenêtre
j'ai vu une flamme
qui sans cesse vacillait puis se redressait,
la nuit était grande,
la forêt gémissait comme un spectre.



ARCHIVE 60

J'ai connu ces nuits
où nous cherchions ensemble
ces lignes invisibles qui nous reliaient aux étoiles,
j'ai connu ces nuits
où le mystère nous était donné
avec l'évidence d'une fleur qui s'ouvre.


ARCHIVE 61

Avant que nos corps
soient reconduits à la frontière des os,
nous nous rencontrons enfin.
De quel soleil sommes-nous,
quels étranges et terribles chemins
avons-nous empruntés
pour arriver si démunis en ce lieu ?
Notre présence au monde brûle comme de l'acide.



ARCHIVE 62

Mille ans entre ces cordes,
mille ans sur ce ring,
dans l’arène de l’humanité
tous les coups portés
comptent double.



ARCHIVE 63

L’arbre qui lançait ses racines
au bord de la falaise
ne voulait rejoindre la vallée,
il visait le ciel ;
mais vous avez précipité sa chute
de peur qu’il ne blesse ou tue ceux d’en bas.



ARCHIVE 64

Nous pouvons attendre
que des trous
dans les murs se comblent,
que la lampe fléchisse seule
son grand col de fer
et vienne porter l’estocade au livre ouvert
prisonnier en son cercle de lumière.





ARCHIVE 65

Terrible cette épreuve
où l’esprit hanté par ses anciens bourreaux
s’oblige à fuir, à se punir, 
pour que la plaie
prépare la sortie triomphale du mal.

Terrible cette leçon,
torture savante de ces théologiens du drame, 
apôtres du doute, du vertige,
scribes des plus folles genèses, 
monstres doués en carnages, 
prompts à fêter, à couronner l’impur, 
à vouloir laver les fronts de toutes souillures.






ARCHIVE 66

Mes amoureuses voici que vos corps
me sont de si brûlants souvenirs !
J'ai goûté avec ferveur à tous vos fruits,
je me suis enivré de toutes les liqueurs de vos chairs,
je vous ai aimé comme divinités insatiables
et chaque aube me voyait renaître affamé comme un fauve.





ARCHIVE 67

C'est une douleur maladroite,
une main qui tremble
quand elle désigne sa victime,
c'est une douleur indécise
qui prend naissance au pays des racines.



ARCHIVE 68

Autour de nous et en nous
joyeusement dansent les morts.

Nous aimerions être ces arbres
droits et fiers,
enracinés dans la terrible présence de la terre.

Nous aimerions être ces herbes,
ces grandes plantes
frissonnantes dans l’absolu silence,
ces pierres brillantes sous la lune.



ARCHIVE 69

L'heure heureuse ne se dévoile plus au visiteur,
le temple reste inviolé,
celle qui vient ici en quête de réponse
en franchit pour la seconde fois le seuil,
courbée sous le poids de nouvelles terreurs.




ARCHIVE 70

Nous avons cette nuit rêvé d'un impossible calvaire :
une peau tendue recouvrait le monde,
des compas de fer glissaient sur sa surface dénudée
et interminablement traçaient des cercles,
tous mécaniquement irréprochables, 
mais l'encre vint à manquer,
les outils continuèrent leur tâche,
les pointes acérées se mirent à lacérer la chair
pour atteindre cette cruelle perfection du trait.


ARCHIVE 71

Quelle faille se dévoile, se dénude,
quelle faille se dessine et progresse
sur la terre du poème qui n’attend plus
le réveil du volcan,
quelle faille ici avale le ciel
et tout ce qui brille et tout ce qui danse ?


ARCHIVE 72

La nuit est mon sang,
elle court de village en ville,
de veinule en artère,
de fossé en falaise,
elle cogne sur mes tempes
comme on cogne à la porte du temple,
elle remonte du puits,
étourdi je m’en abreuve.




ARCHIVE 73

Nous perdions pied sans doute
et ce bel équilibre qui, jusque-là, nous faisait tenir
entre deux mondes, entre deux seuils.
Nous perdions pied sans doute
mais c’était pour mieux retrouver toute notre tête.



ARCHIVE 74

L'espoir témoigne de la force des brindilles,
de la volonté du feu.
Nous avions dressé la table pour nos invités,
et nos esprits déjà se réjouissaient
à imaginer la joyeuse assemblée.



ARCHIVE 75

L'affamé lance ici son cri,
pour tenir il faut s'enivrer,
alors enivrons-nous ! 
Attendons l'aube,
l'auteur retrouvera son verbe,
le cadavre son charnier.





ARCHIVE 76

Nuit bavarde aux longs soliloques,
nuit des fleuves étranglés en leurs bords,
nuit d’une terre éventrée par le soc
de tous les carnages.
Dans cette nuit bavarde
nous portons l’insoutenable,
ce chaos, cette mêlée de vies acéphales,
nos lampes sont impuissantes
à percer un tel labyrinthe,
nos corps sont devenus ces fragments épars
qui cherchent l’impossible étreinte.



ARCHIVE 77

Un futur se dresse,
à la ligne mouvante des collines.
Chaque cortège fait se soulever un peu plus cette poussière,
les nuages en deviennent plus lourds,
nos regards plus gris.



ARCHIVE 78

J’ai pour cet être qui respire
dans le voisinage des arbres et des vallées,
une tendresse non feinte.


Cet homme qui côtoie
têtes et racines, la terre et les étoiles,
je l'imagine dans la nuit de nos villes
comme un phare dans la tempête
lance son indéfectible alarme.


ARCHIVE 79

Quand vous vous retournerez
dans un ultime effort de lucidité,
que vous découvrirez l'étendue du désastre,
que direz-vous à celle qui se présente à votre porte,
vous apportant la nouvelle de votre disparition ?


ARCHIVE 80

Certainement nous nous sommes beaucoup trompés,
les anges nous en tiendront peut-être rigueur,
mais voyez, bien des nuits sont passées sur nos demeures,
et nos fenêtres ont résisté à tant de bourrasques et de pluies.
La parole d'un seul espère en la multitude des échos,
quand la souffrance s'enracine dans l'âme
rien ne peut l'amoindrir, rien ne peut l'apaiser,
l'âge est une excuse, la mort une pudeur.

Nos mains longtemps se sont crues aptes à retenir la lumière,
aujourd'hui nous pouvons lire en ces yeux toute la détresse
d'un être qui emporte avec lui ses plus lourds secrets,
le silence est une tombe qui ne reçoit plus de visites.


ARCHIVE  81

C’est un chant qui monte des sous-sols du monde,
un chant de guerre, de mise au tombeau,
un chant pour la porte étroite,
celle qui lie et relie les deux mondes.

L’horizon se heurte à une marée de larmes,
cette marée est de feu,
elle crache vers le ciel
la mémoire de ses épicentres enflammés.



ARCHIVE 82

De quel feu brûlons-nous ?
De quel feu sommes-nous les hôtes ?
Chaque éclat de soleil
est un astre échappé.



ARCHIVE 83

Des mains se noient en des frondaisons de pierre,
la bouche s'estompe,
un corps aux membres dispersés veille,
ses os sont des promesses
pour les forges d'un autre siècle.



ARCHIVE 84

J'ai toujours voulu goûter au sel de la terre,
retenir en mes bras cette ombre qui passe,
voir la semence et jouir de la récolte.
Si je me perds en ce siècle,
si la déraison m'égare,
je veux disparaître sous l'absolu silence
ne plus entendre ces soleils qui grondent,
ne plus voir ces murs qui nous plient,
l'ordre qui nous menace,
je ne veux plus de ces soupirs,
de ces rires forcés,
de ces lèvres peintes,
de ces corps grimés.
Saisons-miroirs
où nous nous étonnons de vivre si peu,
le temps d'une semence,
le temps d'une récolte
et l'oiseau déjà est passé.



ARCHIVE 85

De grands travaux sont à l’œuvre,
sous chaque soleil
nous avons pris la mesure de notre audience.
L'orgueil, totem dressé, dévoré par la brume,
et nous-mêmes, mains tendues, genoux pliés, nuques raides,
l'immortalité nous a surpris devant l'enclume.


ARCHIVE 86

Nous sommes ici comme au premier jour
sourds, maladroits et vacillants.
C'est notre alliance ainsi scellée
qui voudrait ressusciter autour d'un feu,
danses et rires,
célébrant ainsi au seuil de toutes les saisons
la vie miraculeuse.



ARCHIVE 87

La contemplation de l’âtre
fait naître en nous des visions,
les flammes lèchent notre mémoire,
la bûche se fend,
la chaleur nous enveloppe, nous emporte,
nous sommes des voyageurs
et nous nous déplaçons à la vitesse du feu.



ARCHIVE 88

Quel animal lutte ainsi, nous regarde,
nous les assis-debout de l’autre rive,
gardiens d’un monde qui peu à peu s’efface 
se dilue en des brumes spectrales.



Quel animal étions-nous
avant que la forêt nous rattrape, 
avant que la nuit jette sur nos épaules
cette peau de géant sauvage
qui nous prépare à de si rudes hivers.

Qui étions-nous avant d’être
celui ou celle qui surveille les profondeurs,
guette une ride, un pli, un signal, 
confie au fleuve ses tourments et ses peurs.


ARCHIVE 89

Il faut savoir travailler la terre en bonne saison,
pour lui confier de nouvelles semences,
la débarrasser de son ancienne peau
ravinée par tant de pluies,
tannée par tant de soleils.



ARCHIVE 90

Je marcherai et me relèverai parmi les hommes, 
de grandes  forces s’affrontent, 
elles se sont toujours affrontées, 
toutes ont leurs victimes et leurs bourreaux, 
toutes ont leurs idoles.

Les entendez-vous ces troupeaux qui avancent ?
Ils portent leurs fièvres et leurs peurs
comme des étendards, 
leurs larmes sont leurs cris,
et leurs cris sont de vaines alarmes, 
leurs yeux pleins d’effroi
racontent tous la même histoire.

Les clameurs qui s’élèvent
ne sont jamais guidées par la raison
et l’esprit pour survivre
doit se garder des vacarmes.



ARCHIVE 91

Chercher dans la langue, 
visiter la langue, 
tout ce temps occupé 
à se faufiler, à jouer à l’anguille,
à se convaincre de l’existence
d’une forêt en dessous de la forêt visible, 
d’une rivière sous la rivière, 
d’une ville à l’envers
sous la métropole de fer.
Tout ce temps
à faire feu de toute voix, 
à confondre tous les bords, 
à vibrer avec l’anonyme pagaille,
à se glisser, à se fondre
en cette foule aveugle et criarde
qui déferle comme un fleuve
dans la plus grosse artère de la ville.


ARCHIVE 92

Esprits implacables
gravés à la flamme,
ventres où ce cri
brûle et s’endurcit.

Esprits êtes-vous
hors de tout ce qui remue au-dessus
et en dessous du bitume ?

Rappelez-vous :
vos larmes n’arrivaient plus à percer
les voûtes de vos yeux,
vos mains s’agrippaient
à la rampe de cet escalier
qui vous attirait
vers les entrailles de votre terreur.

Esprits hors de cette attente,
hors de cette plaine,
avec cette longueur d’avance,
prérogative du fleuve,
des enfers vous ont bordés,
vous étiez si frêles,
encore si peu présents.

Esprits implacables
gravés à la flamme,
ventre où ce cri
brûle et s’endurcit.

Esprits êtes-vous avec ceux qui jadis
vous confièrent leurs cervelles vacantes,
leurs crânes en bandoulières,
leurs âmes gibecières vides,
êtes-vous encore présents
dans le sillage des grandes tombes ?
Qui donc les avaient condamnés ainsi à être ?
avec leurs ventres pressés d’en finir,
leurs envies de fuites, de trahisons,
leurs appétits de tortionnaires incapables
de prédire l’ultime massacre.



ARCHIVE 93

Cet appel du sang, cet appel de la langue,
nous traversons nos corps
sans que notre esprit soupçonne le moindre mal,
le crime est dans le calcul,
la souffrance dans l'oubli,
la chambre a été murée
emportant avec elle ses lourds secrets.



ARCHIVE 94

Une main traverse le miroir,
elle en rapporte des blessures
pour les déposer en trophées
dans le palais de la mémoire.



ARCHIVE 95

Et si le ciel ne nous attendait pas, 
ce ciel tissé d'impatiences,
de fausses victoires, de pâles sciences.
Quel être aussi dense, aussi dur, aussi incomplet,
pourrait comparaître devant la pierre,
se dessécher au grand soleil,
lèvres soudées aux lèvres gercées de la terre.
Quel être animé de quel souffle,
golem souffrant de son exil,
créature blessée, chassée de la grande patrie des oiseaux,
pourrait encore chanter
l'incompréhensible appel de l'effacement ?



ARCHIVE 96

Quand discrètement,
je refermerai la porte sur ce monde,
les foules continueront à brandir
comme des sceptres leurs peurs et leur ignorance,
les arbres continueront à s’agripper à la terre
de toute la force de leurs racines menacées,
des enfants s’éveilleront joyeusement à leur alphabet,
les ponts salueront les fleuves toujours par politesse,
l’amour chuchotera à l'infini
sur les lèvres de l’endormi
de doucereux et volatils mensonges,
l’eau et la sueur laveront sans distinction
des corps dénudés,
des fleurs inlassablement se pencheront
sur les crânes des morts,
des visages hériteront pour longtemps
des sourires de leur mère,
des doigts se poseront sur des vitres embuées
et traceront des signes,
figures d’oiseaux qui abandonneront
sur cette fresque éphémère
les empreintes mystérieuses de leurs rémiges de pierre.



ARCHIVE 97

C’est un sentier discret qui monte à la carrière,
des cailloux blancs crissent sous nos chaussures,
les mouches se rassemblent
pour cette audience particulière,
elles nous encerclent,
nos gestes vifs n’éloignent que les nuages.



ARCHIVE  98

Elle était là cette source
où se rejoignent toutes les sources,
elle était là, en plein travail,
inépuisable, secrète,
depuis le début si proche et invisible. 





ARCHIVE 99

Mais qui parle sur la terre brûlante de nos archives,
qui parle ainsi à notre place, use de notre souffle,
de notre corps, de notre langue ?



ARCHIVE 100

Quand nous aurons vendu notre corps à tous les diables,
cédé les domaines de nos rêves,
quand nous aurons oublié jusqu’à ces mains
qui n’ont jamais oublié les nôtres,
quand nous aurons largué toutes les amarres,
tout ce qui nous retient ici-bas sur ces rives violentes,
quand nous nous serons défaits de l’emprise de nos peaux
marquées par les stigmates du désir,
quand nous aurons oublié la faim et la soif,
quand nous aurons tout oublié
il nous suffira de tout recommencer,
là où les archives du fleuve
se réconcilient avec celles de la mer.



Éloge des ombres


2015 - 2016




1

Laisser derrière soi, les oiseaux de Braque,
l’oracle de Cumes, les rives bruyantes,
l’océan et ses révoltes d’écume, 
les fantômes anciens, la pensée sombre
incrustée dans la nacre du temps, 
les troupeaux harassés, les nuées qui s’éreintent, 
les fièvres qui se multiplient aux portes de la nuit.

Laisser derrière soi, 
les traces qui constellent les ornières, 
les horlogeries sans mémoire, 
grandes mécaniques broyeuses de lumières.
Avancer dans la vallée d’ombre
en prenant soin d’écarter les ronces, 
sans heurter une seule racine,
sans briser la vie invisible qui rampe et veille,

pour se glisser à nouveau 
dans la peau d’un être qui aime le monde. 



2

Nous sommes venus frères des nuées, 
pillards de sources dans l’ombre des grands frênes, 
fronts argentés penchés vers les douces collines,
nous nous sommes faits gardiens des abreuvoirs
pour nourrir de notre chant des troupeaux d’étoiles.



3

Un temps avait disparu
celui de nos mains tendues vers l’or des blés.

Je maudissais l’étrave 
qui nous guidait vers les embruns, 
dans la horde de ces récifs
dressés comme des crocs 
pour défendre de si pauvres rivages.

L’ombre avançait, sûre d’elle-même
et de ses disciples, 
de grandes forêts se repliaient 
derrière les montagnes.




4

Vous voici donc mes ombres
rescapées de terribles battues,
portées par tous les horizons,
trahies dans vos apparitions,
plaies ouvertes sur tous vos flancs, 
chairs douées en cette conscience
qui fait du désir la coupable jouissance.



5

Tremble ce chant,
palpite cette voix,
comme prise dans l’immense étau
d’une seule et grande nuit.

Est-ce tout, est-ce bien tout ce que vous pouvez dresser ici
pour combattre la folie,
la démence de ces âmes bannies,
de ces raisons vaincues
qui rêvent de justes potences
et de justice divine ?
Est-ce bien tout ce que vous avez à dire
pour la défense de votre science,
tout ce qui vous reste comme désirs
comme idéaux de fer
pour lutter contre l’oxyde du temps ?
Vous vous baptisez empereurs d’un jour
emportés en tête des parades,
ils vous font cavaliers fous
montés sur des chevaux de tristes légendes
semant leurs tripes en de pauvres arènes,
et vos crânes, outres à visions,
s’emplissent de charognes et de foutre,
de pulsions virtuelles,
d’illusions charnelles.

Vos décharges,
engrossées par tout ce qui plie,
geint et s’abandonne,

puent la mort.

Est-ce bien là 
tout ce que vous pouvez tenter en ce passage,
esprits chancelants nés du calcaire,
aussi friables que des craies, 
cheptels d’âmes livrés aux abattoirs modernes, 
vous suivez encore vos anciens maîtres,
vos guides sont ces puissants 
qui vous méprisent et vous fustigent, 
et vous résignés, 
soumis, 
vous leur offrez tout  :
vos membres, 
vos os, 
vos âmes,  
en échange de quoi 
ils ont la bonté de creuser vos fosses 
et de graver en leurs registres infâmes 
vos dates d’arrivée et de départ. 




6

Nous vous avons rêvées 
puissantes et altières
chevauchant dans un ciel de Turner
vos pâles et squelettiques chimères.

Nous vous avons rêvées
sur des scènes sans souffleurs,
en des théâtres sans trappes ni treuils,
victimes toutes désignées d’un triste jongleur.



7

Ils ont grandi les cadavres de notre vision,
ils recouvrent la terre de leurs ombres titanesques,
ils ont grandi les feux de notre mémoire ;
ils dévorent l'aube combattante.

Pas d'énigme plus grande,
pas de souffle plus lointain,
le ciel est unanime :
nul ne saigne sans raison.




8

Vous avez vu en moi
tant de jardins violentés,
tant de monuments assiégés, 
de vallées, de déserts, 
de signes mal traduits, 
de nuits sans passerelles.

Et j’ai vu en vous 
une cathédrale sans vitraux, 
une chambre sans lampe, 
un escalier étroit sans rampe, 
une nuit comme un fleuve en crue
qui dévore portes et fenêtres.



9

La scène ruisselle d’ombres,
elles passent sans même offrir un regard
aux vasques de fortune
qui recueillent les larmes d’un temps fragmenté.




10

Juste entre cette faille en bordure de nos cris
et cette douce frontière où la nuit se replie,
juste entre ces deux quartiers
l’un se réclamant du jour, de la beauté, 
l’autre de l’abîme, de l’immensité.

Juste entre deux villes
qui poussent et se fondent,
prises en tenaille entre les terres qui les avalent
et les marées qui les assaillent.



11

Nous fûmes cette chair promise aux enfers,
nos membres assoiffés
espéraient des lèvres violentes,
des mains sans douceur,
des mains décisives.

Nous voguions sur des mers de feu,
notre sang alimentait des sources souterraines
où veillaient des racines
épaisses comme des serpents d’Afrique.

Nous fûmes cette chair écartelée
soumise à toutes les tortures du verbe,
nos chemises en lambeaux devinrent linceuls
alors que nos fronts accablés par toutes nos faiblesses
plongeaient dans la sueur du jour.
Chaque mot, en nous, chassait cette joie intime,
nous avions des déviances,
des envies mordantes de cimes,
seule l’ombre murmurante
qui passe entre portes et fenêtres
aurait pu les dire ou les chanter.


12

Notre folie a grandi avec cette insolence,
celle qui travaille au cœur de l’ombre,
qui conçoit la foudre comme un châtiment,
la pluie comme un baptême,
la vie comme une épreuve.
Dans notre ignorance
nous nous sommes faits martyrs
pour adorer les anges.



13

Où étiez-vous quand sommeillait l’ombre,
qu’elle emportait rires et promesses
en une seule bourrasque ? 
Où étiez-vous quand la pierre saignait 
sous la trahison du siècle ?
Où étiez-vous quand des machines tordaient le ciel, 
retournaient la terre 
pour semer leurs cadavres-océans ?


14

Se garder des angles, 
savoir se tenir, 
là où ça craquelle, 
là où ça oscille,
là où ça vacille.

Se tenir droit sur la margelle, 
tenir sur le trait, 
tenir la ligne, 
se tenir en retrait,
à l’écart, 
composer, 
se recomposer un visage, 
savant assemblage
qui vise à l’harmonie.
Savoir se tenir
là où cela n’apparait pas, 
où cela n’a pas encore eu lieu
se rapprocher de l’instant où tout se tient
en équilibre.


15

À fleur de vitrail
le soleil en lutte contre l’obscur,
ce sont nos propres fantômes
qui nous appellent au seuil
des sanglantes cathédrales.
Éphémères toutes ces ombres,
qui veulent se donner figures d’éternité.



16

Le soleil amorçait sa lente disparition.
« Vite ! » dirent les hommes
« Dressons un mur, avant que la dernière ombre
 ne soit plus qu’un souvenir.»


17

J’attends cette pluie,
qu’elle lave, 
qu’elle essore nos linges tordus
et nos esprits plus encore.

Le ciel qui viendra avec elle 
se souviendra de ces doigts 
qui dansaient sur les cordes, 
et semblaient mimer
la sentence du soleil.



18

Sur ces versants, je me livre, 
c’est la même furie qui monte et descend, 
la même furie qui danse sur le cadavre du néant.

L’âge de nos os répond à celui de la terre, 
répond à notre conscience 
qui piétine dans la poussière.
Nos larmes en réponse aux effroyables cimetières, 
bras, jambes, muscles, tout semble impuissant, 
nous nous rendons sans combattre, 
et remontent par convois entiers des étoiles brûlées.

Sous les paupières l’invincible silence 
creuse l’anonymat glacé des pierres, 
la faille en dessous où rampe notre angoisse. 


19

Était-il fou ? Était-il ivre ?
Il marchait dans la nuit,
il n'entendait plus leurs rires
ne savait plus s'il avait atteint la rive
ou s'il devait encore compter tous ses pas.
Il marchait,
c'était l'espace qui tout autour se tordait,
gémissait, renâclait,
toute une forêt qui défiait la montagne et la plaine,
c'était une mer toute d'écume recrachant ses galions,
c’était le chant d'une rébellion,
un siècle de géant qui allait à reculons.
Il marchait sans voir venir la tempête,
arrachait en pleurant,
autour des grandes pierres dormantes,
les herbes folles du souvenir.

Derrière lui grandissaient des ombres
et leurs voix féminines lui murmuraient :
« Allez viens, la nuit est à nous ! ».



20

L’heure n’est plus à la fuite, 
l’heure n’est plus à l’innocence.

Voyez cette tristesse qui se prolonge, 
elle coule dans le sens du fleuve 
sans jamais rencontrer d’écluses.
 
Voyez cette tristesse, 
elle se drape dans l’ombre de l’arbre 
qui ne donne plus de fruits.



21

Qui a parlé ici de défaites et de victoires, 
il n’y a ici ni défaites, ni victoires
mais un seul mouvement,
un élan qui commence et vibre avec le cri, 
se prolonge avec la marée, 
avec cette vague qui apporte les coquillages 
où l’enfant croit entendre le langage de la mer. 

Que cherchiez-vous donc en ces ruines, 
en ces traces à peine perceptibles, 
entre ces murs qui portaient des nids
pour les visiteurs du ciel.
 
Que cherchiez-vous ? 
La mémoire d’un profil ?  
La douce vision d’une main
égarée dans le labyrinthe du miroir ?  
La jambe parfaite qui accrochait la lumière ?
  
Que cherchiez-vous
là où les portes ne chantaient plus
l’insolence radieuse des fenêtres, 
alors que la beauté, l’irréductible beauté,
se tenait là devant vous, 
qu’elle vous regardait
du haut de ses dix mille soleils.
 
Que cherchiez-vous
fous courbés vers le sol, 
os dressés pour plier,
ouvriers d’une seule saison, 
les yeux crevés
à force d’idolâtrer des imitations d’étoiles,
à force d’errer 
entre des décors misérables, 
à force de croire
en toutes leurs fables, 
en leurs richesses factices, 
en l’absurde sacrifice
de tout votre corps condamné
à nourrir ceux qui vous damnent,
que cherchiez-vous,
alors que la vie elle, depuis le début, 
vous avait si aisément,
si humblement trouvé.




22

Sommet encerclé par tous les vents,
l’humain a semé et voici sa récolte ;
les flammes de ce grand feu 
ont dévoré les aurores.



23

Nous avons aimé un passé 
qui avait goût d’avenir, 
nous avons aimé cette chair, 
cette figure, cette grâce,
nous nous sommes épris tant de fois 
d’ombres aussi légères que fugaces.

Nous avons aimé tant d’étoiles 
qui avaient fait vœu d’obscurité, 
nos têtes se sont nourries 
de si abondantes sèves, 
plus d’une fois nous avons voulu 
arracher nos racines,
mais nés de la tourbe 
nous ne pouvions renier l’argile.
Un pas de plus et nos têtes saluaient l’éclair, 
nos ventres s’ouvraient aux troubles signatures : 
paysages charnels des miroirs, 
spectres de parade, 
escortes fidèles en des édens de plâtre.


Un pas de plus et nous étions seuls
au milieu des sépulcres, 
des forêts de ciment, 
des grimaces de pierre,
dépouillés de tout, pillards pour tous.

Nous étions ces animaux sombres et fiers
livrés aux arènes des hommes, 
ces grands vaincus devant la multitude, 
nous étions ces insurgés à la parole haute
aux rêves trop grands pour ce monde.


24

On ne peut être caillou et gravier, 
attendre la pluie et acclamer le soleil, 
être lampe et vouloir se nourrir d’obscurités, 
être derrière sa lucarne
et veilleur au seuil de sa maison, 
danser avec les fantômes
et rire avec les vivants.



25

L’arbre centenaire secoue sa crinière, 
un cheval se rue vers l’abîme, 
nos pieds se tordent dans le sable et l’argile.

26

Tout ce qui fut ici ; 
figures rongées par la tristesse,
corps rêvant à d’autres corps, 
corps livrés au vent, 
à la férocité des chiens.

Tout ce qui fut ici ; 
l’imposture de l’acteur, 
la blancheur des fémurs, 
poings, alertes, 
joies, jouissances et tourments.


Elle est perdue cette foule ivre
qui cède devant le temps, 
recule devant la rive, 
passe sous les ponts
avec des souvenirs de houle 
et des regrets de brisants. 





27

Quand la foudre est sur l’arbre, 
quand le ciel déchire sa trame, 
que des corps se pressent 
aux portes des enfers,
une danse furieuse
dépose sur vos lèvres
la cendre généreuse 
d’un éden sans caprices.

Courbes sous la main, 
versants des fugitifs 
ivres d’ambroisie, 
martyrs perpétuels,
chevilles, cuisses,
ventres, poitrines,
la chair ici soumise
a trouvé ses maîtres, 
la nef, la grande nef 
court à sa perte,  
ne voit le récif, 
ne voit le calice.

Soleil d’en bas, 
ombres d’en haut, 
les têtes des copistes
penchées vers la flamme
dansaient sur les solives.



28

Ces yeux cherchaient d’autres prunelles,
des sourires à caresser, 
des cœurs à surprendre
entre portes et tonnelles, 
les mains aussi rêvaient, 
voulaient clore la fosse du ciel, 
écrouler les murs, 
briser les cercles, 
trouver dans d’autres décors 
des dentelles légères, 
des chapeaux savants, 
des robes ourlées de mystères.



29

C’est une place où des fantômes se croisent
et n’échangent pas même leurs ombres.



30

Des cavernes pourpres
vomissaient des dieux irascibles,
des tables d’anciens banquets
croulaient sous les fruits de notre démence,
l’ombre travaillait
sur la matière noire de sa beauté tragique.






31

Dans cette gloire d’automne 
les ramures des grands arbres flambent, 
les toits dialoguent avec le ciel,
la rivière paisible accueille bêtes et hommes.



32

Ne leur dites pas qu’ils sont les fruits du présent 
pour les possibles récoltes du futur.
  
Ne leur dites pas que la beauté est infinie,
que toutes les ombres vivent et périssent avec le soleil.
 
Ne leur dites pas que toutes les horizontales
sont d’anciennes verticales abattues.

Ne leur dites pas que les ponts ont été construits
pour soumettre les fleuves, 
que l’élégance est l’arme discrète du mépris. 

Ne leur dites pas que le bien et le mal 
travaillent ensemble sur le même versant de l’être, 
que la beauté n’existe que pour vaincre la pudeur, 
que le roc solide lutte indéfiniment avec la mer. 

Ne leur dites pas que la vérité nous traverse
quand le mensonge a trahi toutes ses promesses, 
ne leur dites rien, ils se souviendront.



33

Tourné vers un autre tribunal 
je sommerai le verbe,
dans cet ultime instant, 
de me donner le baptême.

Je plongerai en déraison, 
pleinement et sans regret 
j’habiterai mon abîme.



34

Le vent se glisse comme un serpent sous les pierres,
l’herbe plie sous la foulée, 
le bois noueux d’un escalier grince.

Toutes ces modulations du temps, 
écritures discrètes
prises dans la dentelle d’un monde
qui semble tissé sur l’envers du nôtre.



35

La main grise de poussière, 
la main aux veines saillantes, 
la main écrit, l’œil collectionne.



36

Je voyais votre figure 
dévorée par les mangeurs d’âmes, 
je dédiais alors aux boutiquiers du livre 
des sentiments que je croyais nobles, 
prêtais à ma plume de frénétiques élans.



37

Il est temps de regarder le soleil en face, 
nous ne serons ni héros ni esclave, 
nous ne porterons ni enclume ni entraves 
et nos braises semées flotteront 
avec les débris plus anciens 
qui dérivent sur le fleuve des brumes.



38

Là où le ciel pourra encore engrosser la terre,  
nous garderons intactes 
ces quelques lignes tombées 
sur le champ du bonheur. 
L’espoir est toujours vain
quand l’os est le dernier témoin.


39

Voyez tout ce qui nous broie :
nous désignons l’hydre,
mais nous avons creusé sa caverne,
aménagé son antre, 
donné à toutes ses têtes
l’affligeant spectacle de nos ventres.



40

L’horizon invente
ses lignes de fuite,
ses cargaisons flottantes de points, 
de repères géographiques.

Les désirs peuvent s’ajouter, 
s’évaluer à l’aune d’une autre source,
à partir de là tout peut se joindre,
se disjoindre,
ou reconquérir l’espace perdu.

Plier,
redresser la nuque,
poser nu devant l’œil,   
éclipse, 
se taire,
se soustraire au confort de la peau, 
de la table,
du vin amer.

À partir de là,
interroger le verbe,
le verbe haut,
celui qui ne se suffit plus à lui-même.

À partir de là
qu’ajouter à ce serpent des mots
qui rentre si habilement sous la terre.



41

J’aime ce quelque part où je peux me perdre.


42

Puisque l’aube va paraître, 
puisque nos souffles vont forcer le passage, 
puisque nos morts nous rêvent 
aussi puissamment que nous les avons rêvés, 
puisque la lampe qui abrite notre écriture 
vacille, 
brouille formes et frontières,
puisque notre tête s’incline, 
puisque nos yeux s’étonnent
de la silencieuse beauté d’un arbre,
poser ici un silence
comme on pose un pied au bord de l’abîme. 

43

Voyez ce qui nous porte, 
nous éloigne et nous emporte, 
voyez ce pauvre fragment de ciel, 
ce lambeau que l’on nous abandonne.

Voyez tous ces silences soignés, 
rien ne dépasse, 
rien ne suinte, 
la muette à l’entrée,
les bavards dehors.
 
La vie se plie, 
se déplie comme un drap, 
l’indicible cruauté de l’intime 
est dans cette seule perfection.



44

Cette part d’ombre
qui ne nous fait plus d’ombre, 
cette part du jour 
qui ne se donne plus que par fragments.

Quelle autre politesse du temps 
pourrions-nous réclamer 
quand de muettes passagères
nous traversent sans nous voir ?

45

J’ai aimé ce jour 
qui apportait avec lui la clef de tant de nuits, 
j’ai aimé ce jour
comme on aime le soleil qui débusque l’ombre.



46

Nous avons trébuché
alors qu’il n’y avait pas d’obstacle, 
nous nous sommes égarés
alors qu’il n’existait pas d’autre chemin.

Tout en bas dans la plaine,
des chevaux lentement 
se dirigeaient vers l’abreuvoir.


47

J’ai grandi parmi les ombres,
toutes défiaient le monde.

Une grande musique assiégeait, 
malmenait nos certitudes,
la pierre portait le signe
comme l’arbre en hiver accroche la lumière, 
la retient prisonnière, 
puis la livre aux racines
qui travaillent,
fiévreusement,
en dessous.



48

Inventer un mot pour traduire la grandeur du silence
dans l’éblouissante suite de ces heures
où l’encre trouve le pinceau qui la conduit au ciel. 



49

Allons chercher la source 
avant qu’elle nous surprenne
dans notre lit d’insouciance.



50

Si l’ombre de l’arbre nous invite au repos et à la paix
elle doit son existence à des déluges de feu.



51

Écrivez quelque part 
que cette chair était une conscience
et que cette conscience en cette chair
avait trouvé son enfer.



52

Voir dans le jour une montagne à gravir, 
invoquer des voix disparues, 
armer la langue
pour les grandes joutes de la lumière,
se sentir bribe d’univers,
être ce vent, ce souffle,
cette forêt en ordre de bataille, 
ce parc où les ombres dialoguent
avec les reflets des bassins. 



53

Sur ce ventre de marbre
où la lumière seule, palpite, 
conduire l’œil à la jouissance secrète, 
arpenter les marges, en ausculter les bords, 
approcher l’indicible, restaurer la vie 
là où elle a été le plus mise à mal.



54

À bras-le-corps
entre fièvres et impostures,
à bras-le-corps pour vous dresser encore 
au-dessus de nos murs.



55

La terre grandit, l'ombre recule,
nos pas se font plus lents,
un chant d'oiseau devient un paysage.



56

J’ai souhaité mille fois cet acte,
renié mille fois cette ombre, 
ce chant qui monte des tombeaux,
ces figures qui répondent
à l’appel sombre du sang.

J’ai tant appris de la solitude,
des gouffres, des multitudes, 
j’ai tant appris de ces arbres qui parlent 
la langue universelle du monde.


57

C’est un ventre soudé 
à la nuit des vertèbres
qui réclame aujourd’hui 
sa part d’os et de viande.

C’est un ventre maltraité
où gît le verbe assassiné,
une arène où des sages couronnés
distribuent leurs sentences 
sur des têtes déjà condamnées.

C’est un ventre né
de l’aveuglement des simples, 
un ventre trop convoité, 
dans son ombre s’est noyé le soleil. 



58

Nous avons saigné en vos ombres
si serrées qu’elles ne laissaient filtrer
la moindre clarté, le moindre souvenir, 
d’une passagère et miraculeuse beauté.

Nous avons vu vos danses, vos parodies, 
tous vos cirques où vous jouez à être 
quand d’autres cherchent à exister.
Nous avons déserté cette scène sordide
où tout se tord, se vrille, s’évanouit
en des spasmes qui se croient universels.
Vous avez fabriqué des rois,
toujours plus forts et plus grands que les précédents, 
clamés en de fougueux sermons que l’égalité 
était votre souci premier.
Mais quel bourreau peut éternellement
soustraire à la vue de la foule
l’instrument de tous les supplices ?



59

Quand tous, debout, au seuil de l’invisible,
les yeux tournés vers des mondes autrement peuplés,
avec cette seule certitude qu’une vie ici 
n’est que l’écho d’une vie lointaine.
Quand tous, debout, nous parlerons 
à nos doubles, à nos multiples,
alors nous comprendrons que les poètes
n’avaient d’autre volonté que de nous montrer
une déchirure dans le drap du ciel.



60

La nuit est une compagne si douce
pour toutes ces ombres
qui côtoient les rives de nos paupières.



61

Je vous apprendrai à sourire,
je vous apprendrai à rire,
disait-elle, en ces temps absurdes
où les bombes noyaient le soleil.


62

N’espérons plus en cette scène des grimaces
où se sont perdus ceux qui nous précédèrent,
le vent ne peut nous apprendre la mer,
et la vague s’enroule sur le temps irréductible.

N’espérons plus en ces fleuves
qui cherchent leurs guides
sur leurs bords puissants et peuplés.
N’espérons plus de ce feu
qui aime ce qui l’attise,
de ces yeux mécaniques
qui font de l’horizon ce piège si grossier 
où le corps et ce qui le hante
appartiennent au même versant
d’un désespoir sans figure.
N’espérons plus en ces signes,
nés d’une langue issue d’autres signes,
qui comblent les fosses de l’avenir,
mais croyons fermement 
en ce qui nous anime
et nous pousse à ne pas nous trahir,
entre chair et conscience,
entre soleils et abîmes.



63

La mort d’un arbre n’alerte pas la forêt,
mais le chant d’un oiseau peut en conter tout le drame.


64

L’ombre lentement recouvre le coteau,
un oiseau dans la fraîcheur d’un jardin
lance une modulation heureuse,
nos pieds foulent l’herbe humide,
nos mains plongent en des aurores défendues
et nos baisers font s’écrouler les murs.


65

La nuit nous renvoie à nos défaites,
à nos cavalcades de sang sous les hirsutes comètes,
à cette fuite rapide des cailloux sous nos pieds,
à cette danse des visages lisses et glacés.

La nuit nous renvoie à d’autres nuits plus grandes,
que pouvons-nous laisser ici 
hormis les lambeaux d’un langage. 


La nuit est en lutte avec notre avenir ;
nous passerons au matin
comme ces oiseaux migrateurs
en parfaites figures glissent dans le ciel.



66

Des arbres se couchaient
sans une plainte pour saluer le grand hiver,
des souvenirs de fenêtres trouaient les murs.


67

Nous avons connu l’absence et la peur,
aujourd’hui nous sommes fiers d’appartenir à ce versant
où le granit accroche la lumière et tient tête à l’ombre.




68

Nous sommes si nombreux
à vouloir explorer la terre des morts,
nos crânes-tambours
battent le rappel des mémoires égarées.



69

L’ombre nous prépare au voyage,
sous les courbes nous cherchons les éloges,
l’outil de la parole ne suffit plus 
pour nous livrer à cette éternité.



70

Voilà où nous en sommes, ivres et impuissants, 
sous le même ciel impassible
avec nos mémoires flottantes
comme bannières flagellées par les vents.
Nous ne sommes que ces ombres
qui dansent un instant sous le puissant soleil, 
ventres qui se croient aguerris,
fronts qui se rêvent murailles.
Voilà où nous en sommes, 
seules les cendres écriront notre histoire.


71

Il faut savoir désespérer de tout 
pour se réconcilier avec tout 
par la seule force de l’écriture.




72

Mais de quelles ombres parlons-nous, 
de quelles furtives ivresses
nos corps aujourd’hui sont-ils privés ?

Qui nous malmène ainsi ?
Est-ce la seule destinée
qui entrechoque des armées de crânes,
fait couler sang et encre
sur des terres infécondes ?

Qui nous malmène ainsi  
nous tient la tête sous l’onde glacée ?


73

Je vous connaissais savantes
mues par des passions soudaines, 
je vous avais vues vivantes
habitées de cette saine insouciance.
Hélas ! Mes mains n’ont su vous retenir, 
tous mes sens n’ont su goûter 
à vos sauvages appétits,
vous étiez invisibles en cette cité
et moi, incapable de me souvenir  
du nom de ces rues, 
de l’histoire de ces collines,
cité lointaine et rayonnante
sur cette autre terre 
où fleurissent les idylles
dans les ombres odorantes des vergers.



74

Que nous dit la mer
sur notre horizon, 
sur notre désir d’abîme,
que nous dit la mer quand le ciel s’avance.  
Voyeurs muets devant cette grande scène mouvante,
enfouissements nocturnes, pâleurs d’écume,
les miroirs eux-mêmes s’étonnent
de la persistance de leurs doubles.

Que nous dit la mer, 
attaques féroces, fracas, os flagellés, 
os naufrageurs,
vagues rageuses sur le bord,
ombres blondes et brunes,
rivages de pierre,
l’horizon vibre d’une absence.

Dans l’urgence des îles
la marge étroite qui nous lie,
aujourd’hui nous fait signe.

Que nous dit la mer du langage dérobé,
de cette terre lavée,
de l’effacement de nos passages.

Nous puisons dans l’inépuisable,
tout nous ramène inéluctablement
à cette mer morte
couchée à l’intérieur de nos terres,
grand piège de sel,
là où le premier rituel
mit au monde le premier poème.




75

De quel effondrement écrivons-nous, 
de quel horizon à la sourde vibration
écho d’un monstre double à l’éclatante diction.

De quelle faille, de quelle flétrissure,
parvenons-nous à nourrir nos ventres
afin qu’ils rendent en quelques vomissures
ces brouillons d’éternité, ces ratures.

Nos chairs toutes sorties du même enfer, 
du même chaos de ferraille,
en ces décharges de têtes nues,
de cœurs rudimentaires.

Avons-nous trop parcouru cette ville
où des ombres aux balcons 
saluaient à gestes lents
la grande foule des tortionnaires ?



76

Nous entendons ces cris,
nous voyons ces égarements, ces folies.
S’effondrent nos serments,
cèdent les frontières de notre raison.
Qui peut deviner sous la ligne d’horizon, 
ce cortège muet qui vient saluer les ombres ?

77

Revenir d’un crépuscule,
réinventer le verbe,
réinventer le dehors,
quand l’infini lance ses hordes
dans la dansante lumière.



78

J’ai entrevu la beauté, 
elle était noire,
son buste dénudé baptisait les lointains,
ses sourcils avaient la couleur 
des sables qui recouvrent 
les vanités des hommes.

Nous apprendrons à lier
les gerbes de nos promesses qui dorment, 
ronde des feintes et des mensonges,
ce monde ne nous pleurera pas.

Là où titubent nos consciences,
là où trébuchent nos ombres,
en appeler à ces aurores
qui laveront tous nos morts.




79

Le poème est une lampe
il nous faut la saisir,
la poser loin devant nos têtes
afin qu’elle écarte les ombres,
éclaire nos cheminements futurs.



80

Laisse la vision à tes yeux,
l’avenir à tes rêves,
ne marchande jamais avec les saisons heureuses,
marche comme si tout cela ne devait jamais finir. 


































































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