samedi 28 janvier 2017

La Trappe 1998








LA TRAPPE



1997-1998
.

 





Dans quel sens  s'ouvre ou se ferme la trappe ? Piège ou accès, artifice qui, par le truchement
d'un simple mécanisme crée l'événement, survivance d’une mémoire de l'enfermement,
instrument de la disparition,
outil de l’apparition. A tous ceux qui volontairement s'égarent sous la terre, à tous ceux qui descendent pour extraire la lumière dormante, cette trappe entrouvre ses contrées, et nous livre certains versants de ses mystères.




 


1

Dresser la trappe
comme on dresse la table,
sans l'assentiment des invités,
sans les préparer à l'organisation des mets.
Ceux qui sont désignés ne le savent pas encore,
ils ne peuvent que se perdre
en tentatives de traductions
plus complexes et plus vaines
les unes que les autres,
ils sont les hôtes assis à la table des Rois.



2

Le sol s'ouvrit, en un point précis, sous nos pieds,
c'était là l'emplacement futur de la trappe.
Terrassiers, menuisiers, ferronniers,
tous s'employèrent à faire de cette fosse une trappe.
Après avoir lutté contre la tourbe et le roc,
construit tous les mécanismes nécessaires
à la puissance de la trappe, ils disparurent
laborieux, dont l'histoire jamais, ne retient les noms.



3


Fermons les yeux,
la voyons-nous entourée
de terre,
de bois,
de ciment ?
Je me plais à la voir
à la frontière de l'ombre et de la clarté,
comme un lien,
une circulation
entre le trop clair
et le trop enténébré.


4


Cette trappe nous rappelle notre candeur,
elle nous aide à dissimuler, en une patrie de vocables, notre lâcheté.
Face à toutes les trajectoires qui font d'une droite
une courbe hasardeuse,
cette trappe nous poursuit en des grincements de poulies,
en cette poussière soulevée à chaque utilisation,
elle nous renvoie à une représentation simplifiée de notre monde
avec ses rentrants et ses sortants,
entre peurs quotidiennes et grandes peurs des derniers instants.

Trappe, pensée en mouvement, en fuite,
quand son créateur pressent que rien ne pourra survivre au premier souffle.

5

Nous ferons de cette trappe notre aube mystique,
pauvres en tout, nos esprits solliciteront de vastes promesses.

Avares de paroles, nous resterons avec nos silences
en attente d'un miracle.

Nous ferons de cette trappe notre aube mystique,
l'horizon de tous nos possibles,
où des formes s'accouplent
pour engendrer des légendes,
où les couleurs vibrent, vivantes…

Nous ferons de cette trappe notre aube mystique
nous, merveilleux évadés,
délivrés des attaches de la terre
partirons pour d'ambivalentes Amériques.



6

En cette trappe des milliers d'esprits se perdirent
des milliers d'esprits périrent,
âmes jeunes livrées à la torture la plus grande,
ce renoncement à la  vie,
renoncement au corps, à ses désirs,
jusqu'à l'obsession, sacrifice, don à un Dieu unique
entre prières et privations.
La trappe a soustrait leur sens à l'éveil,
ces portes de la mort définitivement closes !
Rien ne pouvait plus les perdre ces âmes pieuses,
elles étaient devenues leurs propres murailles.
Solitude ! O fausse béatitude !
Seuls des anges pourraient ainsi vivre !




7

En cette mécanique du ciel
monde des premiers penseurs,
en cet Eden perdu,
il nous faut rester à l'écoute des soupirs, des cris,
ne point abandonner l'usage des puits anciens
qu'il est plus simple de croire asséchés.


8

Nous sommes de ce côté-ci de la trappe,
spectateurs, acteurs de toutes les excentricités,
avec notre souffrance d'homme,
notre révolte,  notre compassion.
Sur cette scène si vaste
où l'être s'invente des mythes, des dieux, des combats,
pour oublier qu'il meurt.


9

A tracer sur les pierres autant de mensonges,
à fuir ces grandes nuits pour se sentir hors du monde,
à compter tous les murs des labyrinthes,
à creuser cette terre afin qu'elle recueille nos morts,
nous retrouvons les rites au seuil de l'inanimé.

Nos tâtonnements en cette nuit
se font plus nombreux, plus fébriles et plus vains.
Combien de doutes y avons-nous semé,
combien de tremblements de la raison
y avons-nous subi ?
Cette trappe n'a pas de fond, pas de fin possible.


10

Elle est notre conscience incarcérée,
nos tranquilles et respectueuses croyances
trouvent en son intestine clandestinité
une justification à leurs actes.

Ce trou tout entier tourné vers le bas
nul ne l'habite, mais tout le hante.




11


Cette trappe nous brise,
nous émerveille.
Chaque mot tombé
est un signe perdu,
chaque musique capturée
un instant d'éternité.

Et c'est en ce fond
où chaque chose a cessé d'être,
où l'être de la surface
souhaite se fondre
pour ne perdre la face,
c'est en ce fond
où les codes abondent,
où les figures se dénombrent,
la grande danse des sons.





12

Qui peut aujourd'hui supporter la voix du malheur sans condamner
son cœur, ses oreilles, comme pris d'effroi devant une  possible contagion ?

Nous sommes tous habitants d'une trappe,
dès que quelqu'un commence à creuser
ils sont mille à vouloir détruire l'ouvrage
et tous parlent avec passion
de l'immense bonheur de découvrir
l'existence d'autres trappes !


13

Elle vous piège,
vous agrippe,
elle est toute en obscurités,
en frontières mal signalées.
Son domaine s'ouvre par le bas,
elle se vide de son néant,
cette grande trappe
dont nous devinons la courbure
reste l'énigme parfaite.




14



En son sein l'œil regarde l'œil 
et croit en sa défaite.
La poussière appelle la poussière,
l'ombre amplifie l'ombre
la terre est ainsi faite.
Nourri par l'histoire du premier meurtre
le corps tombe, l'esprit s'affaisse,
des territoires s'ouvrent,
reste le jeu des grandes transparences
où tout se perd et se corrompt.





15


Elle nous pousse, nous tiraille,
tant de choses sont tombées en ses entrailles,
tant de pleurs, de cris, de pensées belles ou misérables
à jamais perdues en sa verticalité enténébrée.

Elle nous pousse, nous tiraille,
tant de choses usées
en ce désert des hommes
où le meilleur ne finit pas visible.

Nombreuses sont les choses qui survivent
en ce lieu d'obscurités,
seul lieu possible
où la plus grande des paix
nous est enfin accordée.




16

La trappe respire donc ici et là,
se cache sous nos phrases,
prête à se trahir pour un verbe, un adjectif.

Cette république des mots
frappée par la dictature du discours,
c'est le germe malsain de l'écriture
qui appareille pour les grandes terres de la déraison.



17

Ne sentez-vous pas ses parfums maudits ?
ils vous envoûtent, vous accablent,
vous désignent vous, le grand vaincu
ange dérisoire aux ailes de plâtre.

Ne sentez-vous pas ses parfums maudits
sur les chemins qui vous guident ?
Exilés ! Vous les avez pris plus d'une fois ces chemins
traînant avec vous toute la douleur de votre destinée.

Les poisons de la trappe œuvrent à vous réduire,
à faire taire en vous ce chant
qui réveille les corps, apaise les âmes. 
Les poisons de la trappe travaillent à l'extinction
de toute voix rebelle,
à la décomposition de tout désir,
au reniement de l'être unique.





18

Quand vous descendrez par cette trappe
n'oubliez pas de prendre avec vous
un lambeau de la lumière du monde,
il brûlera encore longtemps
en votre mémoire d’ange trahi.

19

De cette trappe qu'ai-je connu
qu'un souffle venu de si bas
et s'éteignant
dans le dénuement du ciel ?
De cette trappe qu'ai-je connu
qui vaille la peine de s'enliser ici-bas ?

En ce domaine foisonnant
de fruits artificiels,
d'injustices inlassablement dénoncées,
de ventres se soulageant par ellipses.
De cette trappe qu'ai-je connu
qui puisse me divertir
aux heures sombres de l'histoire ?
me rendre à la lumière comme neuf,
comme lavé.

20

Eden déchu des frontières célestes,
entre quotidien et sublime,
instrument des supplices,
trou chaste et froid fleurant la terre,

Nous ne voyons là
ni lèvres, ni regards amis,
ni lignes obéissantes révélatrices de destinées,
à chacun de contempler,
à chacun de rassasier ses sens,
à chacun d’essuyer les larmes sur sa peau,
à chacun de la rendre vierge au monde,
à chacun d'étouffer ce cri,
de lui faire rendre gorge !




21



La trappe en lutte avec nos grimaces larvées,
moissons de signes brûlés,
de gestes sans certitudes.

La trappe, tentative d'écriture,
texte lu par un virtuose du mime.

La trappe, une fois de plus,
avec cette grande ouverture sur la lumière.


22

La mémoire de la trappe est encombrée
de sinistres mémoires,
quand elle nous parle d'histoire
c'est un seul meurtre offert à notre compréhension,
un seul meurtre affreusement répété,
un seul meurtre à l'origine comme à l'arrivée.



23

Je viens donc vers vous
amants d'un soir,
hôtes de la beauté nocturne,
je descends vers vous
soulevant cette trappe
pour explorer l'architecture de vos désirs,
me livrer nu à ce festin de déchirures
où se côtoient dans les extases de la chair
tous les poètes du monde
en quête d'immortelles brûlures.


24

Qu'en est-il de ce rêveur
gardien des lumières,
des conjugaisons impossibles,
qui poursuit  une destinée autre
alors que tous dérivent et basculent ?

Qu'en est-il de ce rêveur,
est-il un bon rêveur ?
assez fou pour croire aux miracles,
chantre des fleuves qui grondent
et des feux qui prospèrent,
qu'en est-il de ce rêveur,
victime de l'ivresse des profondeurs.

Ce rêveur peut-il habiter d'autres rives
plus lointaines, plus proches,
peut-il s'aveugler, se vêtir avec d'autres réalités ?
Qu'en est-il de ce rêveur de la trappe,
qui lui offre sa nourriture quotidienne ?




25

En chacun une trappe,
à chacun sa trappe,
celle-ci aux planches disjointes,
au bois moussu, aux gonds rouillés,
celle-là de bois vernissé, aux fers rutilants,
aux odeurs printanières.


26

Trappe de verre,
de bois,
de fer,
usinée en toute matière.
Trappe d'une appétence aiguë,
trappe des longues suites de points d'interrogations
dans la nuit des vieillards,
trappe des panses illustres,
trappe des moignons d'êtres affranchis de toutes les libertés,
trappe des trains en route pour de nouveaux génocides,
trappe des tyrans anonymes,
des éternités à venir,
des modèles à vomir,
trappe de toutes les charrettes d'exécutés
au profil d'Empereurs bannis.



27

Trappe des madones décolletées
par la machine des hommes,
trappe gueule de bois assoiffée de sang,
trappe de la justice,
trappe collaboratrice,
trappe des assassins assermentés,
trappe inventée par les hommes
pour tuer les hommes,
trappe des religions,
des massacres non médiatiques,
trappe de l'oubli,
trappe instrument de la honte,
cette honte d'être encore un homme.



28

Nous avons envoyé le chaos en cette trappe,
toutes nos nuits d'abjectes défloraisons,
nos nuits saintes à en martyriser l'alphabet,
pour mettre un cri en cette bouche unique.





29


Dans le ventre du monde
cette trappe a grandi,
elle a tout englouti
et les vivres du songe,
et le vivre des hommes.
Elle a puisé en nos doutes
grande matière à brûler,
elle a été pour nous
cette ouverture dans les planches
d'où peut surgir cet acteur
crachant son texte
comme une machine de guerre.



30


L'acteur comme chaque soir
surgissait de ce trou,
trappe de scène
devenue sa raison d'être.
Inlassablement il surgissait,
corps coupé, voix forte,
avec ce geste brusque
donnant vie à cette trappe,
cette trappe à son tour le ressuscitant.

Il nous semblait alors entendre
le bois gémir,
les os de l'acteur craquer.
Si aujourd'hui, une main soulevait la trappe
nous ne serions peut-être pas étonnés
de retrouver là comme une vieille marotte clouée
l'acteur bégayant des mots inaudibles
pour un public d'insectes silencieux.




31



Cette trappe n'a pas d'âge
la parole s'y perd, surnage,
se cogne aux parois,
rejoint la tourbe première,
gronde, élève des torrents sonores,
viole l'infini jusqu'en ses reflets,
révèle le secret de ses coutures,
nous dérobe en ses subtiles parures
sa sombre beauté et sa solide grammaire.



32

Insondable,
limitée,
lisse,
imparfaite,
naturelle,
dans son rôle
unique,
multiple,
inquiétante,
tragiquement humaine.

33

A la surface du monde,
toutes les paraboles sont permises,
les couleurs strient la terre en diagonales libres,
en verticales sévères.

La trappe,
envers d'un ciel
traversé par des signes cibles,
n'attend rien
ni du geste qui accable,
ni du geste qui libère.


34

Vous êtes,
je suis,
ce peuple de la trappe,
gavé de larmes, de sang, d'actualités,
visions jetées en pâture,
mises en scène, images truquées,
sans liens, sans pudeurs,
nous transformant en citoyens sans figures.

Vous êtes
Je suis,
ce peuple de la trappe
contraint de développer d'autres formes de pensée
s'il veut survivre,
condamné à creuser plus avant,
à explorer les ruines d'un passé faussement glorieux,
condamné à douter de toutes les ombres de toutes les cavernes.



35

Disparition encore
quand à grand fracas
est annoncé ce passage à la trappe,
cette chute dans la poussière,
l'accès à l'oubli
la grande excommunication.
Passer à la trappe,
émerger vivant du côté des morts,
emprunter pour monnayer le passeur,
abandonner le confort de la lumière
pour les terreurs de l'anonymat.
Passer à la trappe
sans voir la trappe.



36

Trappe tes mécanismes s'usent,
et nos idées flambent.
Ton bois tombe en pourriture
et notre esprit ne peut s'accommoder
de la trop rapide décomposition de ce corps.






37

Faire de cette trappe
non un gouffre
mais un refuge,
le seul lieu
qui pourrait nous accueillir ici-bas,
sans honte,
sans reniement,
le seul lieu
qui nous dispenserait des grands principes.





38

Du fond de la trappe,
laissez-moi retourner la terre
grasse, aux odeurs teigneuses,
aux racines voleuses.
Laissez-moi retourner cette terre,
belle comme un autre monde,
belle d'être enceinte de tant de drames,
belles de tant posséder des générations entières
de blêmes reliques, d'esprits légers ou pertinents.
Laissez- moi retourner cette terre
au fond de la trappe
comme au fond d'un puits,
laissez-moi atteindre cette paix souterraine
où viennent en grand mystère
se réconcilier toutes les sources  et toutes les mers.

Mes mains sont devenues calleuses,
ma tête enfin se soulage,
plus de paroles,
seul l'affreux crissement
de quatre dents
de fer.


39

C'est une trappe
aussi silencieuse que bruyante,
une compagne d'espérance,
une trappe d'enfance
où gisent les plus longs émerveillements,
où triomphent les rires de l'innocence,
où le ciel des portes s'ouvre.



40

 
En cette sombre patrie des trappes,
celle des excommuniés, des non-affranchis,
brûlant là, leurs maîtres en effigies,
là, toute une génération d'affreuses dynasties.
Nous infortunés, ronces vivaces,
en cette patrie de sombre renommée
où les mouettes saluent les morts,
feu et rage, nous infortunés,
pour cette terre, brûlots,
à nos enfants offrirons nos rires rebelles,
des nuits assez grandes pour les cacher tous,
des jours assez vastes pour les connaître tous.

Feu et rage, nous délivrés,
fuirons ces îles malheureuses
toutes entourées de serviles écueils.



41



Trappe collectionneuse des pertes,
des codes infectés,
des frontières puissantes,
des réseaux d'exilés,
des valeurs sans valeur,
des modèles de réussite,
maniaques superbes
s'offrant sans manières
au plus vil des festins,
à tout ce qui grouille
et prolifère …



42



De cette trappe nous sommes tous héritiers,
l'esprit soumis au corps et le corps déniant l'âme.
Histoire heureuse de condamnés
sauvés par l'indéfectible réponse,
arcane parmi les arcanes,
cette grâce méritée jamais offerte.




                                                                              43



Quand le grand sommeil viendra nous prendre
à l'heure où la vérité dort les pieds nus,
enfermés en nos croyances, en nos adorations,
nous ne voudrons voir
en ce jardin de pierres dressées sous l'astre de verre,
cette vérité offerte :
la trappe,
l'immense trappe des hommes brûle !




                                                                                            La Trappe  - 1998

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