samedi 28 janvier 2017

Etat des Ames 1998







ETAT DES AMES



1998


 






1

A l'aube
des pluies acides
ont entamé notre mémoire,
à midi
les démons en visite
nous ont laissé leurs cartes de profanateurs.
C'est bien plus tard,
avant la nuit,
que nous apprîmes l'inanité d'une vie humaine
toute entière vouée à son habile travail de destruction.




2


Nous avons tous conscience
de ce qui nous est inaccessible,
mais nous nous acharnons à vivre
dans l'ignorance de l'accessible.



3

Ce fardeau toujours
sur des épaules d'homme simple,
génération de dos brisés.
Ce fardeau toujours
sur des épaules d'homme simple,
cet homme abandonnant derrière les portes de l’usine
dans le bruit,
la poussière,
la fatigue,
l'ennui,
tous ses désirs et ses songes.


Ce fardeau toujours
sur des épaules d'homme simple
à la langue coupée,
à la cervelle évidée,
portant toutefois en lui
une vague idée de révolte,
l'idée qu'un jour
il osera demander du fil
pour recoudre lui-même ses plaies.





4

La pierre ignore tout de l'ombre
sur laquelle elle est posée
et cette ombre
ne connaît rien de la course de la terre.

5

Il y eut si peu d'alertes,
le mot convoité n'était plus,
la phrase avait perdu son verbe,
le sens était en fuite.


Il y eut si peu d'alertes,
la blancheur s'imposait,
il nous fallait admettre ce vide,
comme seule présence.


Le mesurable n'était plus,
le monde avait changé,
le glissement avait eu lieu :
Le ciel avait perdu
le mythe précieux
de ses erreurs.


6


Fax-poème aux physiciens.


Un dé
jeté
dans une arène de velours,
re
bon
dissant …
en cercle,
autour,
les joueurs
arrêtés
dans un dernier mouvement
une dernière confidence.


Seul
ce dé
continuant
sa course in-com-pré-hen-sible…


 

7


Leçon des signes,
leçon musicale,
notes primordiales,
leçon pour initiés,
signes sans maître,
signes appelés à comparaître
devant le tribunal de la pensée.



8


Cette plume se croit austère
et n'est qu'inutile.
Cette plume se considère toute puissante
et se vante de s'accoupler à l'histoire.
Là où la voix se fait quémandeuse,
là où la vie se plaint
de mille blessures terreuses,
elle n'est qu'un souffle,
une égratignure.

9

Ce sont des ombres sans allure
des machines à exclure,
des empereurs de l'inutile,
du tout digéré,
en cet immense bouffe-opéra
à sa pénultième représentation.


L'élément monde se retire,
il pleut des êtres vivants,
tous conviés à la scène,
tous pleutres,
tous sujets aux colères dignes
de ces monstres névrotiques
assis en leurs fauteuils de faux cuir.


10

Lentement la terre s'organise
autour de
poussières,
entailles,
sables.
Des mondes se partagent la même lumière,
derrière les montagnes
l'herbe sous le vent :
houle verte.
Lentement la terre s'organise autour
d'îles,
îlots,
presqu'îles,
presque terres,
presque eaux,
aussi incertaines
au fil des réponses,
silences,
cimetières,
ponts,
et cet éternel coin d'ombre
près du mur, à côté de l'arrosoir,
là où sommeille l'eau des morts.




11

Où le ciel prend racines et douleurs,
où le ciel se vide de toute omniscience,
prend sa plus belle définition,
ses alliances les plus risquées.

Où le ciel prend ses airs de faïence,
ses airs orchestrés
par des anges fessus et joufflus
aux trompettes pleines de défaillances.

C'est une plainte essentielle
plainte engorgée d'hivers,
crevant le plâtre,
poussant l'écume devant l'étrave.
Plainte des désabusés,
frères déchus qui nous montrent
l'instant d'une étincelle,
accrochée à un pauvre clou,
leur idée du monde aussi maigre qu'une ficelle.




12

Des soleils incultes,
des chairs sans éveil
trop lourdes pour l'orgasme,
des chairs maltraitées
aux sourires viaducs,
aux gestes toujours interprétés,
âmes dénuées de cette splendeur absoute
qui donnent le bleu et l'or
à cette aube reniée.


13

Il est temps de se rendre
à cet horizon partagé
des amours à peine nés,
ciel des chants profanes,
ultime espace
où l'âme lance sa plainte
au-dessus des champs retournés.


La main a tissé ici
cette aube un peu tremblante
à la robe déchirée,
ombre chancelante
sous la lampe isolée.

14


Ne nous glorifions d'aucune parole,
d'aucune victoire,
d'aucune sagesse,
d'aucune avancée,
sur cette route encombrée
où chaque débris d'os
ne peut avoir la connaissance de l'être tout entier.


Nous avons le vide à demeure,
ce vide emboîté en d'autres vides
jusqu'aux limites de la pensée
incapable de concevoir l'inconcevable
et ceci pour le seul salut de la raison.


15

Qui sommes-nous pour juger l'œuvre ?
L'aube nous a donné sa lumière, son mystère,
souffle oxydé avant d'être forgé.



 
16

Corps trahi en son intimité,
corps entre parenthèses,
filmé sous toutes les coutures,
à hauteur de peau,
à hauteur de tourbe,
à hauteur de nuit.


La plus froide des ombres
atteint là son précipice :
Pas d'équilibre, pas de répit,
interview de la souffrance :
en direct la caméra plonge,
dissèque, sans anesthésique
castre et recommence.


17

Corps scarifié,
corps aux perforations singulières,
corps rendu muet
par trop d'anathèmes,
corps privé de cris
puisque privé de bouche.

Corps exemplaire,
à la servilité absolue
qui n'expulse
que des choses sagement
répertoriées,
et classées,
syntaxes tordues
de tous les renoncements.


18



Vous me faites hurler avec les loups
en ces faux paradis où les mots crèvent dans la glaise ;
souffrance d'homme mal soigné,
cage de verre où l'œil voit se succéder
vols austères et migrations forcées.


Paroles, fièvres
dans une nuit sans conscience,
où tout se tait, se terre,
figures habitées par l'orgueil
se recouvrent de sable, de vent, d'ennui.




19

J'hurle
fauve et insecte,
j'hurle
arbre et montagne,
j'hurle
ruisseau et glace,
et l'océan de mes cris
ne passe plus la frontière des hommes. 





20

En vous nulle trace de sincérité,
votre vue  s'arrête aux manches de votre chemise,
et votre intelligence plie là où commence le doute,
c'est pourquoi ici-bas vous êtes puissants
et que beaucoup meurent sous votre férule.


Le pouvoir habite ceux qui ne sont plus habités.




21

Nous viendrons sur cette terre
d'arbres et de chevaux,
de forêts violentées,
pour que surgissent
des exultations oubliées.

Nous viendrons
sur la pente la plus ensoleillée
tester notre vue
et nos forces encore intactes.
Nous viendrons
pétrir la farine des âmes
pour rendre visible la beauté.




22

Dans la cire
s'imprime l'instant,
ainsi tout peut nous être confisqué.
Ce paysage
pouvons-nous le décrire ?
Dans quelle langue
nous faut-il le penser ?

Quand les objets
auront récupéré leur sens,
sans expertise,
sans tribunal,
travaillerons nous toujours
au partage du monde ?
Creuserons-nous encore
ces longs et froids tunnels
qui nous conduisent à la périphérie des sens ?
Là où la lutte réinvente des chants
nourris au sein de ces deux fleuves
tous las de trop de sang versé.



23

Vous m'offrez le ciel
et me retirez la terre,
tout nous éloigne donc …




24

La nuit est peuplée
d'êtres qui vous ressemblent
et je ne sais si ces êtres vous habitent
autant que vous les habitez.

25


Ni rixe, ni partage,
tout est cousu
dans le même ciel,
même linceul bleu
pour âme ordinaire.


Rien chez nous
peut surprendre,
pas de pleureuses
tout se fait,
se tait,
se passe
dans la décence,
comme éternellement en hiver.





26




Aller,
là où tricher ne se peut,
vers un lieu où le simple dort
dans la certitude
du paradis gagné.
Aller,
là où une seule pensée
peut blesser,
déchirer,
une autre plus  incertaine,
une plus frêle.


Aller,
là où souffle l'esprit,
là où écrire
n'est plus qu'un temps de silence
passé avec les morts
pour se survivre.

Aller,
au plus court de la pensée,
au plus grand déséquilibre,
marcher sur le fil,
regarder vers le haut,
ce ciel en attente
d'une impossible intervention terrestre.





27

Vous me dites que
c'est bien là l'insupportable,
ce qui reste de l'être
à la fin de son périple,
trace,
vertige,
conscience du non-sens,
de l'insensé,
de l'inachevé.
Vous me dites que
c'est bien là l'insupportable,
ce monologue incessant avec les morts,
avec notre mémoire sans vaillance.

Vous me dites que
c'est bien là l'insupportable,
cette impuissance
dans le dire et dans l'acte,
alors que chaque jour
apporte la preuve d’une lutte nécessaire,
sur cette terre où tout s'arrache,
et où rien n'est donné.






28


Les grandes affaires de ce monde
sont livrées aux petits calculs,
mises en scène cruelles et pathétiques,
où tous acteurs nous portons le deuil
du texte de nos origines.

29

Cette nuit du théâtre
ôte à son public
la vision d'architectures plus vastes,
où le dénouement côtoie le non révélé.


30

Seule,
dans ces brumes pénibles
où parfois la conscience traîne
une pensée conquise à l'idée de mer
surfait sur les vagues d'une réflexion douteuse.



31
Ma voix, ma voix seule
trop faible pour extraire les racines,
surprend les ombres
dans le secret des cavernes.


32

Plus profonde cette vie
pleine de faux départs
aux adieux pitoyables.

Je m'abreuverai
à ces sources délaissées,
à ces sources insensées,
et ne lèverai la tête
qu'à l'annonce de l'oracle.



33

Le plancher du monde grince
au moindre faux pas.
Clameurs inaudibles,
drames dissimulés,
l'apparence est seule en scène.

34



Vous, valeureux combattants des formes,
défenseurs ardents
prêts à brûler l'infidèle,
l'autre sous toutes ces formes,
l'impur, le sans normes.

Vous, glorieux occupants
baptisant des territoires
pour mieux les brûler,
artisans du vide fœtal,
orfèvres en mémoire d'os,
en cette grande mastication des conformes,
vous qui pensez dans les formes,
vous qui recrachez les formes
pour les rendre intactes
en terre d'ignorance.



35

Ici la ligne s'insurge,
se tord, perd son harmonie,
au mensonge du bien paraître
elle préfère l'ivresse,
cette ligne nous échappe,
se veut subversive
et se découvre sans brûlots,
révolte très ordinaire.

36

Ces voix qui nous répondent
ne sont plus de ce siècle,
à nos tempes, souffles, rumeurs,
ne viennent plus se perdre.

Le monde est en état de lutte,
les agoras sont nombreuses
où grandissent les prophètes,
ces voix qui nous répondent
elles ne sont plus de ce siècle,
hommes et femmes assiégés
par les limites du temps,
plus loin les chasseurs de superflu,
leurs airs pressés, affairés,
pour des combats qui n'en sont plus.



                                                                              Etat des Ames – 1998

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