samedi 28 janvier 2017

Les rempailleurs d'éphémère 1994-1995







LES REMPAILLEURS D’ÉPHÉMÈRE



1994-1995



 



1


Voici des attaches se brisent,
des fauves libérés retournent à la terre,
voici, des vents s’interrogent
d’autres entrent en lutte.

Pouvons-nous encore saluer le présent ?
Pierre dressée,
signe funéraire,
le drame se joue dans l’arène.

Les acteurs, par les miroirs, démultipliés,
se croisent sans se toucher,
sans se voir se donnent la réplique.

Voici des attaches se brisent
des mots perdent leur sens,
le périple prend fin
où la comédie commence.







2


Nous abandonnons ici le vent et la lumière,
le vent et les pierres,
nos corps arcs solides
se penchent sur la terre nourricière,
les nuits charbonneuses
ont pour nous d’étranges caprices,
les océans sont comme de l’encre.

L’herbe ne semble plus accepter le soleil,
ce qui vibrait ne répond plus,
le ciel en grand divorce
les migrations en sont absentes.

Nous abandonnons ici le vent et la lumière,
le vent et les pierres,
les montagnes paravents,
les forêts tabernacles.

Nous abandonnons ici toute humanité
nous entrons en l’ère de déliquescence,
l’âge célébrera justement
notre union aux scories de la terre.

Dans les lits des fleuves déflorés,
en tout lieu où l’on inhume la beauté,
en tout lieu où l’être est mort plusieurs fois,
nous abandonnons toutes ces fièvres,
racines du langage,
livrées aux torrents de boue et de lumière.


3


Ils plantent des enfers
et s’étonnent des fruits.
Patiemment ils emplissent
les greniers de la famine,
les entrepôts sont pleins,
les silos vomissent.
Ils plantent des enfers
et s’étonnent des fruits.



4


Mordre dans les fruits
d’une terre vissée à la nuit
chargée de toutes les fièvres,
de tous les oripeaux,
cirques et musées,
palais et prisons,
toute cette quincaillerie beuglante,
ce poids de damnations.

Mordre dans les fruits
d’une terre sans sagesse,
sans oraisons,
terre de grandes morts éparpillées
à la folie et à ses saisons.


5


La cruauté s’est assise derrière les vitrines
devant lesquelles conversent promeneurs et promeneuses,
mécaniques huilées à la langue incompréhensible.




6


Rien ne peut arriver d’autre
sur ce chemin
que la mort,
c’est là notre unique certitude,
notre seule unité de mesure
en ce monde où rien n’est mesurable
où l’homme même
ne parvient plus à mesurer l’homme.







7


Mille noyés remontent
à la surface,
de la nuit à la lumière,
de la lumière à l’inintelligible.

Ascenseur des déshérités,
cette blessure jamais dite,
jamais avouée,
aujourd’hui dégénère,
infecte le corps tout entier.

Ascenseur des déshérités,
être aveugle devant l’aveugle,
sourd face au sourd,
l’esprit défenestré
gît dès lors dans l’arrière-cour du corps.
Reste le chant
le seul chant de la victime.







8

Nous avons abaissé le ciel
à la hauteur de nos yeux
et tout nous semble aujourd’hui si bas.



9

Je ne sais,
tout aspire à se taire,
les plus effrayants silences
sont des vacarmes.

La nuit a posé des poids
sur nos jambes, nos bras,
nous ne pouvons plus nous mouvoir,
nous regardons alors le ciel
bas et lourd,
trop bas et trop lourd
pour ces yeux qui ne verront plus la lumière.
Je ne sais tout aspire à se taire,
le ciel est un simulacre
nos mains ont sali la pierre
et creusé la terre,
terre des hommes
malmenée, suppliciée.
Je ne sais
tout aspire à se taire.



10


Encre bleue de Midi
c’est notre soif sous la mer,
désir des racines
plongées dans le mystère du corps
qui gronde sous la terre.

Encre bleue de Midi,
c’est l’heure terrible
corps livré
à la foule des voyeurs.

Encre bleue de Midi,
c’est l’heure heureuse du peintre
devant l’origine du monde.






11

Nous ne pouvons plus vivre dans le seul souvenir
trop de faux pas, de chutes,
chaque pas nous brûle,
chaque effluve nous fait changer d’âge,
nous contraint à l’exil.





12

Dénudée et profonde
livrée à vos amants de terre et de pierre,
vous étiez l’origine, l’onde
promise à la démence du ciel.


13

Il est de toute évidence
une folie supérieure,
nos visions mordent l’écume,
la nef est de glace,
échouée sur cette terre ferme
qui ne pense  plus à la renier.

C’est une voltige très haute,
un rêve trop lent,
forme impalpable
à jamais protégée
du sens commun des hommes.

Notre ciel s’emplit chaque soir
de comètes dangereuses,
notre ciel n’est plus infini,
nous nous épuisons dans notre quête.
Nous nous sommes inventé des dieux
pour nous compromettre,
il est de toute évidence une folie supérieure
qui gouvernera toujours l’homme.


14

L’Eden est une île
où les morts ont oublié les vivants.



15


Se défaire des dieux,
des songes et des voix,
se défaire du bien comme du peu,
de l’énigme ouverte,
de l’effroi,
de la plaie illisible.
Se voir mort et se voir vivant,
nous perdre en nos tréfonds intimes
d’où la plus grande clarté
ne parviendra jamais à remonter.








16

Nous avons vu ce monument
dressé sur son socle de terre,
ce monument des morts pour les vivants,
empli de fracas, d’échos terribles de guerre.
Nous avons vu ce spectacle
dédié à la laideur,
c’était une ville entière
hérissée de diadèmes de fer.



17
Les exilés

Nous sommes de toutes les villes,
de toutes les nécropoles,
lentement on assassine nos origines
mais nous portons l’espoir
comme la mère porte son enfant.
Nous fuyons le meurtre, la démence,
nous ne renoncerons pas,
nous deviendrons chaque jour
les témoins de notre exil,
les derniers révoltés.

Leurs chants ne se nourrissent pas de pleurs,
ils seront éternels ces chants d’insoumis,
cris d’hommes et de femmes
flambeaux dans la grande nuit de l’humanité.






18

Comme il y a la basse ville
il y a la basse terre,
là, gisent toute les mémoires
des peuples esclaves
avec leurs enfants au teint gris,
des lueurs d’usines au fond des yeux.
Comme il y a la basse ville
il y a la basse terre
celle des effacés, des effaçables,
de la pauvreté, de la démence,
de la cruauté et de l’absence.
Théâtre de toutes les vulnérabilités,
de toutes les nudités,
rongé de la scène au parterre,
de la fosse aux balcons.

Comme il y a la basse ville,
il y a la basse terre
prodigue en médailles
bonnes pour les parades.

Comme il y a la basse ville
il y a la basse terre
celle où l’on jette les morts
plus qu’on ne les enterre,
celle aux filles offertes
clouées à la lèpre des rues.






19


Terres d’horreurs bâties à la hâte,
l’actualité à heure fixe les viole
pour nous servir à domicile des cohortes d’images
accablantes à force de lâcheté.

On filme pour nous la guerre,
pour nous qui sommes vissés
sur nos sièges,
en nos cages privées
où les réseaux sont plus efficaces que des barbelés.
Terres d’horreurs bâties à la hâte,
nous vivons à l’ombre de ces ruines
et nous croyons encore mériter le soleil,
ces terres de massacres sont devenues gardiennes
de notre confort,
de nos consciences de pleutres anonymes.


20

Vous êtes assis
sur tous les morts de la terre,
vous êtes debout
devant tous les futurs possibles.
Vous voulez fuir
et vous êtes déjà pris au piège,
vous êtes ce révolté impossible,
ce révolté honni.

21

Voix des vivants
s’élevant de la terre brûlée,
Le jour noirci par les bombes,
la nuit déchirée,
la haine des hommes
creuse, creuse,
la terre sans relâche.


 
22

Explorer l’image
pour tenter d’en déchiffrer tous les maquillages,
toutes les erreurs,
explorer l’image
la considérer comme un piège,
en reconnaître toutes les figures,
en sonder tous les travers,
les reflets trompeurs,
image née de notre indigence.

23


La caméra de notre conscience filme,
filme inlassablement
nos scènes de désordre,
de panique.

Elle filme,
machine impeccable
les appartements éventrés,
les tables sans repas,
les chambres sans lampes,
les étroits couloirs,
les fenêtres murées.

Elle filme
inlassablement
nos scènes de doute,
de rupture.

Elle filme
sans logique
des drames sans dramaturges,
des comédies sans auteur.
Elle filme tous les vides de l’être
et ne peut écrire nulle part
le signe qui mettra fin au monde.




24



En ces couloirs nous déambulons sans pensées
nous suivons leurs contours,
nous avançons avec peine
les mains en avant,
effleurant leurs parois,
jusqu’à la découverte de ces chambres
où la lumière nous inonde.


25
L’air était plein de potences
de songes mal nés,
nous étions poètes assassinés
sous la terre.

Cette terre entrait dans nos bouches,
dans tous nos orifices,
elle entrait à flots
les vers de la charogne
fleurissaient en notre chair.

Nous nous réveillâmes
envahis de peurs absurdes,
il nous semblait que sous nos dents
crissaient encore des cailloux et du sable,
de minuscules cailloux
qui nous contaient notre mort minuscule.





26


Une seule ombre
dans ce tableau,
assez discrète mais bien présente,
unique blessure en ce corps parfait.

Une seule ombre au tableau
et le monde s’affaisse,
se révèle ridicule,
pour une ombre mal placée
tout un monde cesse d’exister.


 
27

C’était elle la fêlure,
sa présence nous l’avons longtemps ignorée.
C’était elle la fêlure,
nous ne pouvions que pleurer
de la voir ainsi offerte
à ceux qui ne pressentent le poids du drame.
Douloureuse ivresse
en cette heure d’éternité friable.



28

Il y avait le jardin aux roseraies vieillissantes
dont on mesurait la sérénité
à l’épaisseur de rouille recouvrant les grilles.

Il y avait ces couloirs,
ces bureaux à l’infini
dont vous étiez
l’évadé modèle.

Il y avait ces jours déraisonnablement longs
où ancrés au zinc
nous cherchions la lumière
dans les reflets de ces ventres translucides
qui pour nous seuls
s’emplissaient des alcools les plus forts.


29
Ces jardins sont des enfers
où la beauté est absente,
ils ne peuvent, ici, oublier qui ils sont :
Êtres nourris de toutes les faiblesses,
des hommes et non des elfes
instruits de toutes les trahisons.

Ces jardins sont des enfers
où le rejet de toute raison
fait échouer toutes les greffes,
on ne peut en revenir vierge,
mille étreintes, mille tourments,
déshabillent l’âme,
l’être, le véritable, se retrouve nu
dépouillé de tout artifice,
nu devant le désir impossible
d’échapper à sa bestialité première.




30

À l’aube de ces terres
où les larmes peuvent laver
le souvenir de toute peine
où le corps peut se réjouir de toutes ses rides,
l’être soudain s’égare
en un monde qui ne le reconnaît plus.

Ainsi cet être franchira des ponts
et ces ponts lui permettront peut-être
d’atteindre les autres rives,
ces autres rives seront-elles plus douces,
plus prodigues ?

A l’aube de ces terres
pouvons-nous croire soudain
à la vision d’un ange
soulevant du bout des ailes
un peu de poussière
à l’horizon dévasté des hommes ?


31

Au seuil de ces enfers,
nous revînmes poser la pierre,
nous ne pouvions nier le drame,
il brûlait en nous comme un sacrifice.
Villes de fortune qui m’ont vu naître,
villes de fortune,
villes de crachats,
où les linceuls des riches
sont tissés en des matières rares.
Entre ces hauts murs où la vertu  cède son trône à la chair,
où les fleurs s’accouplent avec des ronces,
où la plante vénéneuse distribue ses poisons,
la pluie fertilise toujours la terre.

Immenses noces
sous les cathédrales du ciel.
L’être se retrouve ainsi
de miel et de fiel
esclave  d’une faim inadmissible.


32


Il faut être pieux
ou bien prêt d’être mort
pour s’acharner ainsi
à résoudre l’irrésolu.

Il faut être pieux
ou bien prêt d’être mort
pour s’interroger
sur la nécessité de vivre.


33




Respirez, resplendissantes,
courez à vos bocages,
à vos lacs,
à vos collines
de vert et de bleu mêlées,
d’ombre et d’or entrelacées.

Respirez, resplendissantes,
dénouez vos senteurs,
inscrivez dans ce ciel
les signes en pierres cristallines,
cet œil de faïence
qui du haut
vous fait offense,
cet œil de la nuit
qui tente de vous retenir.

Sans violence,
votre front se heurte
aux remparts bleuâtres du jour,
sans violence,
votre corps se rend,
enfante d’un soleil neuf
pour ces terres de rires et de larmes.



34


La barque est étroite
les rives toujours neuves,
nous avons des cartes peintes pour nos voyages,
des carnets dans nos poches
pour écrire à la croisée
des fleuves et des rizières.
La barque est étroite,
les rives toujours neuves
nous avions salué le nouveau monde
et déjà il se disait ancien .

35

Vous étiez danseuse de verre
un peuple de lampes vous habitait
éclairant ainsi
la plus anodine de vos pensées.



36

Trop de morts sur la terre, nous marchons sur de la poussière d’os.




 

37

Je vous sais victime
vous me connaissez bourreau,
qui suis-je ?
Le reflet glacé de vos doutes,
un fleuve sans lit,
un sommeil sans les songes.
La peur est au travail,
elle creuse sous les frontières du verbe,
se maquille outrageusement
sur les tombes de la mémoire,
pousse ses amants sur les rails,
elle est pour quelques années encore
l’espoir lynché dans l’arrière-cour,
la démence d’un soleil
fuyant le premier noyau de l’univers.




38


Les touaregs.

Les mâts de leurs tentes
étaient les piliers du monde
et nous les avons brisés.


39


Voici que le temps a sonné l’heure des vertus,
voici que le temps boucle la boucle des paradis perdus,
voici que s’élève ce soleil des archives
qui nous brûle les os, qui nous brûle les paupières.

Nous sommes d’une planète, l’inhumaine,
où chevauchent encore
dans les mornes cimetières
des morts plus pâles que celle de Turner.

Nous sommes d’une planète, l’inhumaine,
où l’homme devenu cassant comme le verre,
sa voix gravée dans les registres de la terre,
ne se reconnaît plus dans ses nouvelles greffes.

Voici que le temps a sonné l’heure des vertus,
Voici que le temps boucle la boucle des paradis perdus,
voici que le temps a mauvaise haleine
et qu’il descend dans les plaines.

Voici que le temps charrie des pensées anciennes,
des rêves de terre à la bonne vieille senteur de terre,
des rêves d’arbres sans surveillance,
des rêves de pierres mêlés à la rage des volcans.

Nous sommes d’une planète, l’inhumaine,
criminels d’une guerre que nous n’avons jamais faite,
enfants persécutés d’une autre moitié de siècle.





40

Nous ne pouvions ignorer ce mal
nous ne pouvions lire autre chose
dans ce signe :
la volonté d’un être
accusé et souffrant,
un être ne voulant rien ignorer de son appartenance
à cet autre côté du monde.
Nous ne pouvions ignorer ce mal,
chaque jour soulève sa trappe,
là où se précipite le corps se condamne l’esprit.




41
O puissante  faux de l’écriture !
Si patiemment affûtée,
si vite tombée,
dans ce champ de papier vierge
où tout apparaît pour mieux mourir.
O puissante faux de l’écriture !
l’ouvrage grandit,
des espaces s’ouvrent,
le vide gagne.
Lumière ruisselante sur le dos de l’homme,
sur les bras opiniâtres,
sur la main qui bouge, file,
sur les caractères qui se creusent, s’impriment,
toujours plus denses, toujours plus noirs
dans la chair végétale.
Le monde en deviendrait transparent.
Moissons de signes jusqu’à l’aurore,
c’est la même sève qui s’affole en ce corps
et l’herbe qui se couche.



42

Quelles douces veines se rompent
au front têtu de la mort,
à ces troubles orifices
les anges s’interrogent-ils ?
Quelle ivresse pleine de poisons
nous fait gémir
et pleurer de honte
sur la vertu mise à sac ?

Quelles douces veines ici se rompent ?
Fracas sans vestiges ni paroles,
sur la terre vierge de tout renoncement,
reines des habitats lacustres,
on vous devine gardiennes de ces hommes
promis aux prisons les plus noires.
Quelles douces veines
s’ouvrent sur ces pays de lumière ?
Territoires de vieil or
soudés à tout un peuple de labyrinthes,
de villes enfermées en des chrysalides de métal,
villes sans  ponts,
ville aux fleuves secs
accoucheuses d’automates dociles.
Quelles douces veines se brisent
comme du verre
entre les mains des rempailleurs d’éphémère ?



                                                               Les rempailleurs d’éphémère  - décembre 1995


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