jeudi 16 mars 2017

Corps désaccordés 1999-2000





  
CORPS DÉSACCORDÉS

  1999-2000



1


Trop vite, nous allions trop vite,
le fonctionnement du monde devenait si obscur,
ses mécanismes si incompréhensibles,
les véhicules fous de nos corps
prenaient les autoroutes de la pensée à contresens.




2

Arrivé à cette sécheresse
où chaque geste tente
de reconquérir la sève,
arrivé à l’instant où
le corps peine à se reconnaître.
Vous vous surprenez alors
en vos déliquescentes anatomies
à vouloir élargir portes et fenêtres.
Vous avez tant à faire en vos intérieurs,
attendre des nuits sans pénombre,
compter avec tous les plis de ce corps
de moins en moins docile.






3


Se soustraire à la morale,
à la décence,
se faire ouvrier de l’imparfait,
ne renier aucun déséquilibre,
se reconnaître dans toutes les chutes.




4



Cet essoufflement
là tout proche,
répété,
cette ligne retrouvée intacte
certitude d’avoir laissé le sens
traduire la parole,
d’avoir échappé
à la lente alphabétisation des fantômes.






5


Un corps que l’on ne peut décrire
hante toutes les mémoires,
face nord,
face sud,
que l’on ne cesse de gravir.

Un corps en invention d’êtres
prodigue en saluts éternels,
présent en la même peau sollicitée,
une seule peau pour toutes les félicités.



Un corps

            ne connaissant pas sa surface, 
            retenu par la honte,   
            où un rien se prolonge,  
            avec un accent de vérité,
            acharné à poursuivre des principes, 
            paysage dévasté par d’oniriques chantiers,
          

Un corps  aux courbes naissantes,
            pour de nouvelles flambées d’étoiles.




6


Ce corps rétréci
tente de dénoncer la dictature
des sirènes d’usine.

Mais quel fut son crime
pour vivre pareille condamnation ?

Se suicider est certes déplorable,
mais se survivre ainsi est inadmissible.



7


Toute disparition est inacceptable,
nous n’avons plus de questions
pour tous ceux qui souffrent au présent,
pour tous ceux qui si absurdement disparaissent,
plus de  crachats, plus de fiel,
le fruit est l’une des demeures du ver.







8



Il n’existe de nature heureuse,
tout est lutte, transformation,
il nous faut vivre, avancer.
La discrète beauté des sources
creuse la pierre.




9


Autre équation du corps :
Au centre de ce centre
nous surprenons et interrogeons sans relâche
la mémoire de ce corps érotique
gravé dans l’œil du disque.



 

10


Après avoir tant distribué,
après avoir tant vécu
au sein d’étrangetés
ce corps a failli.
Authenticité d’une chute,
démesure du détail,
l’apprentissage de la douleur
ne lui aura rien appris.
Usé par les réalités,
derrière la discrétion des paravents,
tant d’années passées sur la même scène
à hanter ses propres plaies.

Le corps a failli,

devant ce désastre nous perdons notre bel équilibre,
nous ne tenons plus le gouvernail,
le corps a failli et vaillamment, nous l’avons mené à sa perte.



11

Ainsi mutilé est-il encore
dans ce monde des vivants,
la douleur n’a de cesse
de traquer l’espérance.



12

Fixé sur cette pellicule
en attente d’être révélé,
brasse le puissant bromure,
compte les marées,
guette les signaux des pulsars.

13


Un rien l’a signalé,
un rien l’a perdu,
oublié en ce fatras,
dans la zone insupportable
où se font et se défont
les grandes alliances avec la terre.
Pas d’os ni de fleurs,
pas de couche plus dure,
pour recevoir sa démence,
il est l’opaque, l’énigmatique.




14


En recherche perpétuelle de désirs,
de traces dans l’éphémère,
de bouleversements imperceptibles,
il dérive sans conscience.


15


De cet entêtement du langage et du corps
naît quelque chose de pervers, de miraculeux,
ne pas s’alarmer du flux de ces menstrues verbales,
ne pas dénoncer ce défaut d’éternité,
sous l’arbre pollué déraisonnablement prendre racine.
Sous les bombardements des premiers soleils,
sous des montagnes de fumures
prédire des temps excrémentiels.


16

Corps à la lisière des sens,
corps des macérations inavouables,
des hémisphères en lutte.
Corps-poème
jeté au chien
sous la table des excès.


17



Ce corps
tout à la joie de se découvrir corps,
tout occupé à la joie d’être
ignore encore tout de la vie.
18

Prendre l’ombre pour le corps,
sur les parterres étroits de la raison
verser quelques arrosoirs de pensées,
laisser pleurer les anges dans sa tasse de thé.



19

La vérité d’un corps ne peut se réduire à ses bruits,
il nous faut chercher plus loin,
à chaque faux pas
surprendre l’équilibre feint.


Il nous faut chercher plus loin,
en des chambres aux paysages renversés,
dans les bréviaires des civilisations défuntes,
en des chants rocailleux,
les stigmates d’une vie, d’une folie essentielle.

Il faut nous arracher au sommeil des morts,
être tout entier vivant et engorgé de soleil,
devenir le révolté vertical !


   

20


Sans fatigue, il arpente ses artères,
contemple les mouvements de ses membres,
dénombre les moissons de sa pensée,
reste voué jusqu'à la fin à la tentative insensée
de donner un sens au vide.




21

Quelle corruption choisir,
tous ces mondes dévorent leurs faiblesses,
nous ne sommes que simulacres,
attachés à nos peurs de privations,
désespérés anonymes
avec notre compulsif besoin de voir,
d’explorer,
de justifier chacune de nos erreurs,
de se donner l’extrême onction de la culpabilité.
En quête de perpétuels déséquilibres,
nous collectionnons, avec fierté, nos fuites.





22


Il nous reste de nos fantômes
des fragments lamentables,
savoirs gangrenés, ornements, ossuaires,
ferrailles tordues, moisissures tenaces.

Avant l’aube ils se lèvent
pris en flagrant délit d’innocence
pour applaudir à la décollation des martyrs,
ces indécents encombrent les trottoirs,
des parvis aux seuils les plus humbles,
puis s’en retournent chargés de leurs misères,
de leurs vertus malingres,
en leurs sanctuaires où brûle la fange.


23


Exprimer le trouble désir
d’une autre jouissance,
se délecter de la blessure,
partir victime,
revenir exécutant.


 
24

Le refus seul
rend le verbe scandaleux,
maintient le corps
dans la posture de l’éveil.

Nous ne bougerons pas d’ici,
les empreintes sont trop fortes.
La terre, grande muette,
se fait indécente,
il pleut l’insupportable.

Nous ne bougerons pas d’ici,
aux extrémités du vide
un fleuve puissant
mime la danse des damnés.


25

Rêver de ces grands corps traversés
par un perpétuel  labeur.
Sauver ainsi ce qui reste de la chair
prise dans la glaise du verbe.
Lentement,
tournent sur eux-mêmes des espaces troués,
de grands corps criblés,
corps en fusion,
en ultime devenir.
Tout vient et son contraire,
dans le grand piège classique,
mensonge illuminé des hommes.

26


L’espace d’un instant
nous nous crûmes connectés à la beauté du monde,
cet instant où tout semble se jouer sans console.



27


Quel songe plie cette image en tout sens,
la convertit à un monde
soumis à la torture de l’irraisonné.
Par les modems brûlés de nos vies impossibles
passe toute la pauvreté de notre ciel.


28

Pas d’autres aveux,
pas d’autres sciences,
que cette corde sensible
en attente de la sonorité impossible,
la note originelle
perdue au centre
d’une galaxie de partitions.



29

Glissement, tout se fige,
par ses froides enluminures
le livre révèle sa part d’obscurité.
La syllabe noire fend le glacier,
le portrait est toujours celui de l’absent,
le paysage peint celui dont nous sommes privés.


30

La mort mentale est proche,
la pensée ne peut naître.
En cette mémoire incertaine
des voix se répondent,
s’interpellent,
martyrisent le vide.

Des milliers de vies
pour des milliers de signes,
l’écriture n’a jamais été aussi assistée.
des voix s’organisent, rampent, feignent, s’élancent,
toutes promises à une mort rapide et singulière.


31

Le corps s’y attarde afin de trouver son fruit,
en ce jardin de la chair
un arbre résiste à l’assaut des pelleteuses,
jusqu’au cœur du monde courent ses racines.

C’est ainsi qu’en ces chantiers l’innocence périt,
l’être s’arrachant lui-même les viscères. 


32

Nuit et jour
des machines efficaces veillent
à notre malnutrition psychique,
à la bonne implantation de normes mentales,
surveillent les limites de nos goûts,
de nos attirances,
de nos appréhensions,
de nos rejets.
Au paradis des corps parfaits
sourires peints,
lèvres et poitrines artificielles,
ces  jardins fabriqués
fleurissent dans les yeux de nos enfants,
déforment le monde, démembrent la beauté.



33

Surface Mémoire,
d’où certains corps remontent,
insensibles au chant du monde.
Tous ont été trahis
aujourd’hui, seules, résistent leurs ombres
magnifiques et difformes.

34


Des corps scarifiés
promènent leurs croyances
en des forêts primitives
où des buissons de cordes
vibrent sous les doigts du vent.



35

Nous nous sommes consommé
en une  lecture verticale,
pitié pour nos os,
nos pensées fleurent bon la terre.

Nous nous sommes consommé
en une lecture verticale,
en une conscience assez ronde
pour garder en mémoire la courbe.


36


Fuite,
épreuve,
un corps de plus noyé dans l’océan des corps,
un visage perdu dans la transhumance des âmes,
une vague plus grande, plus forte,
pour un continent oublié.


37

Nous emportons en nos valises
des photographies de terres inondées,
des visions de forêts dévastées,
d’êtres suppliciés.

Doute de l’homme
ancré dans les viscères
de l’unique et friable matière.


38

Danse,
se meut,
s’anime.
Il est le geste,
le mouvement,
la vie.

Danse,
se plie,
se déplie,
se libère,
livre ses germinations,
ses extases,
il est l’engendré,
seul détenteur des archives du monde.

39

Corps plongé en ces terres arides
d’où rien ne sort
pas même une plainte.

Corps plongé en cette nuit sans orages,
sans vertus,
nuit parsemée d’éclats,
nuit sans pardon,
pour cette autre nuit totale des hommes.

Notre vanité est si féconde,
notre raison seule ne peut admettre ce passage.



40

Trop de césures,
trop d’abandons,
trop de failles,
nous nous dépouillerons de ce corps
à la marée montante.


41


Il est l’éternel oublié
celui dont on ne veut se rappeler
la cohésion,
le souffle,
les mille autres vies qui l’animent
et luttent pour maintenir son intégrité.

Nous le tolérons machine,
nous le haïssons quand,
par l’insupportable douleur,
il reprend sa place en notre centre.

Otages ou locataires
nous nous pourvoyons au noir
en souvenirs falsifiés,
en fausses rides
pour échapper aux miroirs.

 
42


Entre certificats et autres pièces administratives
nous sommes tous soumis
à la valse des tampons,
des signatures illisibles,
notre corps entre deux actes de papier
s’enregistre,
paie
et sort.
On déclare sa naissance,
son amour,
son décès,
on se plonge très tôt
dans la communauté commune des hommes.

Entre épreuves et manuscrits,
le corps,
péniblement,
suit
et meurt
seul,
aux archives.


43


L’errance pour nous, dessinait le monde.
Il suffisait d’une attente, d’un songe, d’une peur.
Il suffisait de se voir en marge,
de prendre part à ce grand travail sur la parole,
à l’élaboration de la clameur,
il suffisait d’être pour ne pas se briser.




44

Si les mots hésitent,
si les pensées dérivent,
que reste-t-il à l’orée de ce corps ?
Que reste-t-il de cette syllabe isolée ?
Quelle faculté peut la rendre à son langage,
monument élevé à la mémoire d’un être
incapable de concevoir
l’ubac et l’adret du monde.


45

Etre vivant
cela seul devrait nous suffire,
être conscient d’habiter ce vivre
à tous les étages de ce corps.




46


Hantés par l’impossible écriture
nous avons occulté sa fragilité,
son irrémédiable disparition.

Nous avons gommé sa trace en ces territoires,
ombres extraites du ventre de la terre,
histoires gravées sur des fragments d’os.

Nous avons enseveli cette idylle froide
de l’inutilité et de la faiblesse,
en nos villes où se plantent parfois
les mats fatigués de nos cirques.

47

Si tortueuse notre vie,
si inconfortable, si indéchiffrable.

Ce corps en miettes réclame à voix haute
la reconnaissance de son propre désastre.

De la mort de l’arbre la racine seule témoigne,
l’ordre apparent des choses ne nous suffit plus.

L’exigence est devenue
source de toutes nos déviances.

48

Le corps a oublié l’œil de la lettre,
mensonge typographique
entre l’encre et le plomb la main s’active,
dans le composteur tombent des signes,
seul l’initié en cet instant
peut avoir accès au sens,
plus tard la forme
en appellera à l’espace de la page,
plus tard, bien plus tard
chaque partie de votre corps
se risquera peut-être à traduire
le moindre frémissement de cet univers.


Corps désaccordés - 2000



























































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