jeudi 16 mars 2017

Des voix sous la peau 2001





 
DES VOIX SOUS LA PEAU

 
2001



 


1

Ce travail sur la voix
nous en dit peu sur la voix,
sur la part de joie, sur la part de douleur,
contenue en toute voix.

Voix qui s'exprime, clame, murmure,
prend plaisir à ce drame,
s'infiltre, se glisse,
sous la langue, sous la peau,
sous une couleur,
dans un pli.

Ce  travail sur la voix
ne nous dit rien sur la voix
qui avance,
se retient,
navigue,
se maintient
entre deux eaux,
disparaît
se répand,
offerte à toutes les brûlures,
présente à toutes les batailles,
à toutes les chutes,
à toutes les avancées
d'une pensée
qui sans cesse la travaille.





2


Comment  entendre à présent,
cette voix calme, posée,
comment présenter cette voix
de face, de profil,
ombre dessinée, exhibée,
comment lui dire de ne pas s'étouffer,
d'être un silence retourné,
un cilice, un cache-texte,
sur son mystère,
texte cloué, gavé de signes,
se donnant du mal là où il passe,
se faisant mal, se donnant au public,
le prenant en otage,
avec cette seule voix qui indispose,
qui ne procure aucune sensation,
qui ne fait naître aucun sentiment.
Voix qui se prend,
s'écoute,
s'écoule,
se déroule
comme parole délirante,
née d'aucun souci de productivité,
d'aucune technique particulière,
voix donnée en spectacle,
alimentée par ses propres vocables,
par sa capacité à se répéter,
à se plaire, à se donner du plaisir,
à se perdre en plusieurs modulations,
à se propager sur une seule fréquence
à se lire à voix haute, à voix susurrée,
se livrant à une mise en scène,
à une  mise en verve des mots,
une mise en verbes,
contre toute tentative,
contre toute relecture du texte,
pour en supprimer les redondances,
les images faciles,
ne pas s'en laisser conter
par les esthètes, les maniaques,
toute révolte dehors,
la voix du peuple,
la voix du peuple,
effacer d'un revers de la voix,
acte propre, révolutionnaire
plaquer des lèvres sur une bouche,
un texte sur une voix,
art d'effacer, de provoquer,
art facile, se détacher du sens,
se contenter de,
art d'entendre,
art de remuer les lèvres,
art de retrouver le fer sous la voix,
la voix sous la peau,
acte de bouger sa langue dans la bouche,
sa langue dans une autre bouche,
acte de se lier à l'autre,
de délier l'autre
de son langage,
de sa promesse,
dédier à l'autre,
acte par la parole,
acte d'amour,
chercher dans l'autre sa propre peau,
abolir la différence,
la distance,
plonger dans l'autre,
plonger dans la voix,
remonter par l'oreille,
revivre par l'oreille,
se chercher un langage,
se trouver une voix,
aimer,
pousser cette porte,
parler.

 

3



De la manière dont ils pensent,
ils ne peuvent penser comme ils crient,
comme ils ravalent leurs colères
ils trahissent leurs voix,
leur appartenance à ce vertige du monde.

Coincés entre les carcasses de leurs voix,
corps suppliciés rendus visibles
pour une caméra toujours prête,
pour des pensées toujours propres.

De la manière dont ils obéissent,
de la manière dont ils plient,
nous ne pouvons que souhaiter
qu'ils aient arrêté de penser
pour accepter ce qu'ils vivent.



 
4

Autopsie du poème

Dans ce poème non ponctué
à quels endroits seriez-vous tenté
de suspendre la voix ?
Cherchez l'origine du titre, expliquez,
en quoi le sens du titre peut-il donner
du sens au poème cité ?
Cette voix a t'elle un sens
pour celui qui lit dans la cité ?
Ce sens a-t-il besoin de la voix pour être entendu ?
Montrez qu'on peut lire ce texte
sans trahir la voix,
repérez
les assonances,
les diérèses,
les catachrèses,
Les césures,
les antimétathèses,
les allitérations,
les connotations,
les mots valises,
les mots wagons,
comparez cette fanfare
avec le tintamarre des déterminants,
montrez quels rôles jouent les blancs
dans la page,
dans le monde,
interrogez-vous sur la valeur
du dernier texte protégé,
regroupez les groupes,
nommez les nominaux,
ordonnez les cardinaux,
excluez les normaux, sondez les flancs du poème,
relevez des passages prosaïques
qui vous semblent mosaïques,
comparez un poète du Mozambique
avec un poète de Créteil,
relevez des couples de mots
sur lesquels s'exerce
une certaine cruauté verbale,
pensez-vous que les contraintes formelles
soient les plus argumentées, les plus rebelles ? 
Pensez-vous que les énoncés les plus riches
soient les plus écoutés ?
Activez la frappe,
frappez plus fort,
analysez !
Que reste-t-il ?
Des lieux communs sans transports
ne les utilisez pas, fuyez !
Repérez les expressions incorrectes,
dressez-en sur plusieurs colonnes la liste,
faites-en un temple puis brûlez-le !
Le poème n'est pas ponctué ?
Vous êtes libre de le transformer,
de le massacrer, de lui donner vie,
de lui inventer plusieurs disparitions,
disposez les vers à chaque jointure,
à chaque articulation, de telle manière que
les plaies en deviennent propres,
vérifiez le bon état de vos syllabes,
relevez le niveau !
Marchez sur la tête des morts !
Copiez les textes des grands disparus,
montrez comment en des vers libres
les temps s'enchaînent les uns aux autres !
Démontrez qu'une simple métaphore
brille comme du phosphore !
Décrivez les mouvements des lèvres,
exigez le bon placement
de ce morceau de viande dans la bouche,
apprenez à bien dissimuler, à bien simuler,
classez les voix dans les bons chapitres,
tenez vos masques à jour, même la nuit !
Surtout la nuit !
Faites un relevé précis de vos gesticulations,
relevez celles qui vous paraissent
les plus basses, les plus incontrôlées,
montrez que dans les champs lexicaux
ne peuvent pousser que les bonnes racines de l'espéranto,
tentez d'analyser le trouble du poète,
suivez chacun de ces gestes,
le poète saigne-t-il depuis qu'il est en chaire ?
Préparez vos fiches documentaires !
Donnez des exemples d'échos sonores,
qui se désintègrent lors de joutes verbales commentées,
repérez les liens,
prédisez l'arborescence finale,
remarquez cette musique militaire
dans les cadences du poème,
montrez l'importance des accents  toniques
dans la guerre des nerfs,
le rôle des virgules dans le mouvement idiot des pendules !
Rédigez une courte notice dans le genre médiéval,
consultez une encyclopédie cyclopéenne
un professionnel du collage,
participez à un colloque sur la rature,
préparez un exposé d'un quart d'heure
expliquant aux camarades encore présents
ce que sont la Kabbale et Lacan,
faites la liste des anomalies,
le tour des  animaleries,
la douce expérience des flâneries,
traquez la faute sémantique,
quel effet produit en vous
la non-concordance des temps
quand tous les chemins sont verts ?
Montrez comment un peu de soleil suffit au bonheur,
qu'il est temps d'arrêter
l'épuisant travail de vos analyses
pour apprendre à entendre le poème…


5

Expulse l'anonymat,
se love,
geint,
se gère,
ingère,
s'obstrue,
se casse,
se voile,
cette voix est une épreuve,
son vide  ne désemplit pas,
menace de débordement,
il nous faut consommer
à petit feu,
en ce creuset de la voix


Tout peut se réaliser,
s'idéaliser,
échéance d'un souffle
bien construit,
bien pensé,
syncopé
ange soudé
malgré lui,
mêlé à l'intrigue.
Laisser le temps guérir de sa plaie,
se tourner sur le flanc
la retourner,
la présenter,
à flanc de colline,
un souffle comme un crime
encore non découvert,
tête nue,
une lettre à l'envers,
une voix nue qu'est-ce ?
caisse de voix,
je vous envoie
avec des larmes dans la voix
avec regret,
avec une arme
descendre des nus
dans une fête foraine,
poupées criblées de plomb
en avoir dans l'aile,
être fou d'elle,
être sous le charme de sa voix
le regard reste,
la voix
non.





6


Qui se joue de cette voix
la met en joue ?
Se la joue,
enjouée,
l'air même a été loué,
à jouer les jouets modernes,
à jouer sa grammaire,
à en perdre son dictionnaire,
sa langue,
la maîtrise de sa langue,
alors quelle ligne de conduite tenir ?
Sur une seule ligne,
pour une voix,
une seule fois,
s'en tenir au texte de la pièce,
la mettre en pièces,
avec des voix qui tiennent debout
comme par miracle,
d'un seul tenant,
d'un seul versant,
se sentir décroché,
récupéré,
sous le feu du dire renversant
épouser la trajectoire d'une voix fusée,
d'une voix bricolée,
adulée,
brûlée vive,
divisée,
expectorée.
S'enfermer volontairement
puis prononcer plusieurs fois le mot dehors
hurler ce mot,
jusqu'à la perte définitive de son sens.
A la fin quelle ligne de conduite tenir ?
ne pas lâcher prise, tenir bon,
pour une voix,
une seule fois,
s'en remettre au texte,
traduire au second degré,
prendre l'air au premier,
l'air de s'y connaître,
l'air de rien,
de se reconnaître,
quelque chose dans l'air
comme traversé,
contaminé,
un virus attaquerait maintenant le langage ?
La confusion des mots entraînant
l'incapacité des esprits,
sous le feu du dire brûlerait le nœud du rire ?
Par quel état ainsi passer
sans  connaître ses  limites ?
Épouser la reine du Carnaval,
lui dévisser la tête,
poupée réservoir à blasphèmes,
Barbie rentre dans sa vitrine
et le temps d'un éclair rose
émascule Ken,
chairs ici retournées,
divisées,
découpées,
chairs invitées à l'étal,
chairs exhibées,
tenir sa colonne droite,
répondre sans tortiller la langue,
saluer debout, pieds joints,
manger sans parler,
marcher sans chanter,
manger sur place,
on a tout le temps
le public est en place,
sympathique,
pour la rééducation
la chaise est électrique !

Ne plus comprendre qu’elle est sa place,
sa position,
son nom,
ne pas répondre,
être chassé de sa propre parole,
couper les morts en quatre,
les plier
pour qu’ils rentrent dans les cases correspondantes,
être maître de ses plis,
de la grille,
self contrôle,
lutter contre
la voix primaire,
devenir impuissant,
filmer cette victoire
lors d'un repas en famille,
dresser son portrait
en pied,
pousser son dernier coup de gueule,
son dernier coup de poing,
entre les lignes,
jeter sa virgule
au vent,
parenthèse entre les dents,
offrir ce mouchoir brodé
pour obstruer
l'orifice,
en empêcher l'écoulement
verbal,
étouffement,
faire naître apostrophe de sa bouche,
se bousculer
et se confondre
entre ses
labiales,
vélaires,
liquides,
alvéolaires,
se faire
une  nasale,
une latérale,
une médiane,
puis une ligne,
la couper à la lame de rasoir,
réaliser alors qui est l'impure…
toutes syllabes dehors,
confondues,
robes fendues,
sexe fruit,
passer la main,
s'en prendre une,
diphtongue,
ça tangue dans les tongs,
renier sa clique,
prendre une claque,
prendre sa voix de tête,
alvéolaire,
primaire.
Se découvrir pris au piège des airs,
des voix,
en avoir dans la tête,
avoir mal
se sentir liquide,
morveux,
se moucher
à plein menton,
petit  employé,
occupé à gratter du papier,
se sentir bien petit,
bien  sale,
se laisser aller à la confidence sur le clavier,
se sentir creux,
avoir mal à tout,
nausée,
et tout le tremblement,
nausée jusqu'à la pointe des pieds,
se sentir rétro
plus que viseur
vidé devant la télé,
démantelé,
affalé,
pris dans le clapier,
se jurer de ne plus remettre les pieds
ici ou là quelle erreur,
à heure dite,
entendre le vol d'une mouche,
un ange se rhabiller
passer la main puis le reste,
cla ……quer.








7

Lecture

La langue est faite pour être articulée,
il faut que l'on entende,
les brèves, les longues,
consonnes,
voyelles.
Nous qui sommes là pour écouter,
on aimerait bien entendre,
entendre bien !
Entendre se détacher chaque son,
se détacher,
on aimerait se détacher
de ce bredouillement sonore,
de cette voix sans travail.
Nous aimerions prendre du plaisir
par notre oreille.
Nous sommes venus là pour écouter,
avec l'intention de bien faire,
faire au mieux ce pour quoi
nous sommes venus ici,
écouter !
Et pour cela vous vous devez
de bien nous parler !
La langue est faite pour être ar-ti-cu-lée
articulez donc !
Nous n'entendons pas !!!!!
Nous sommes à la fin agacés de ne pas entendre,
de ne pas pouvoir entendre,
de plus le sens nous a échappé !
Si encore nous avions pu entendre
le sens aurait pu certes encore nous échapper,
mais nous serions moins malheureux
du fait d'avoir entendu !
Nous sommes excédés par cette lecture !
Furieux de n'avoir pu entendre,
comprendre !
Auditeurs frustrés
nous serions en droit d'exiger des excuses,
au lieu de cela nous avons tous ….applaudi.

8


La parole cette expulsion,
cette animalité déguisée,
cette oralité dans le sexe
le sexe caverneux de la bouche
accès à la salive,
excès de sève,
couper la parole,
le fruit en deux parties inégales,
sexe unique d'une pensée bavarde,
figure imposée
tendre l'oreille
pour ne plus se mordre la langue.



9


La plainte entourée d'arbres,
cercle tissé,
demeure ornée,         
tremblement d'une seule syllabe
dans l'éloignement de la sève,
pose au bord du vide un projet de regard,
une promesse de bouleversement.
Parole intacte à la jointure de nos os,
soliloque de l’os,



sur les chemins de nos livres,
la plainte, glaive sonore sans mesure,
se lève pour une autre ablation de la langue.

Chaque éloignement est nouveau,
toute rupture nouvelle,
notre parole devient furtive, évanescente même.

Les apparences nous détruisent,
le verbe éclate sous un seul coup de talon,
le ciel chargé de nuées grises
dessine le portrait d'un être
qui n'aurait pas encore osé avouer sa détresse,
qui n'aurait pas osé élever la voix.

Voix de sombre étendue,
voix pillée,
voix ramassée
incapable de donner l'alarme,
de dénoncer l'horreur du sacrifice,
le carnaval de la cité,
le bûcher pour le fou,
l'exil pour l'étranger.

Tant de voix ainsi
arrachées à leur source
clament leur dignité,
miment l'outrage,
pillent les contrées du désir,
se font chirurgies du corps
au mépris de toute embolie verbale,
dissimulent les preuves de leurs virginités,
souillent les transparences,
imposent  à nos oreilles leur science du dire,
leur subtile négation de l'acte de traduire.






10


La vérité porte son maquillage de sang,
la torture ici est moderne,
tout  fonctionne à merveille,
dans tous les sens,
tous s'exhibent ,
débattent,
ils parlent,
parlent,
de sexe,
de drogue,
d'amour,
parlent de tout,
peuvent parler,
un peuple d'orateurs
pour des milliers de peuples qui se taisent.
Micros et caméras envahissent nos espaces,
nos consciences,
la seule réalité est virtuelle
ce qui ne peut se voir ne peut plus s'entendre.
Des milliards de bobines de film,
des milliards de bobines de papier,
la trieuse crache
bourre ! bourre !
charge ! charge !
Tout se dévide,
tout s'imprime plus vite que la pensée,
les vides se racontent,
les disques se gravent, se gavent,
la mémoire des machines augmente,
la nôtre devient invalide,
nous ne savons plus lire sans la couleur,
nous ne savons plus si les voix que nous entendons
proviennent d'êtres encore vivants,
nous ne voyons plus les usines
où l’on fabrique nos enfants.




11


De ces silences parqués au bord des villes,
la voix avait suffisamment souffert.
Elle ne voulait plus survivre à la périphérie,
elle ne voulait plus être oubliée
dans un lieu jamais dit ou trop décrit
comme étant le lieu de tous les oubliés,
le lieu des corps en quête d’un autre état des lieux,
où mots dits, paroles jetées,
ne sont que ramassis, déchets,
pour un public frileux.

La voix a suffisamment souffert
de cette lente assimilation
de l'écrit non joué,
faussement enjoué,
pour la mise en scène d'un désir
lui-même en jeu,
en attente du dit,
dangereuse liaison !





12

La voix qui pousse
à contre-voie
pousse sur la voie
une voix pousse
voix source
lactée
accident sur la voie
pousse aux
extrémités
pousse sur le fil
sur la voix
déroule le fil
au bout de la voix
la voix file
monte
redescend
pousse la fenêtre
cherche aux limites du verre
l'accident
la coupure
la chair sur le fil
voix précipitée,
dans le jour tatoué
la voix ivre
exténuée
appelle
l'accident
cherche en sa mémoire
le fil
de ces
évènements

 

13


La voix se cherche
en ce tissu de voix,
voix tissées
de haute lisse,
à haute voix,
d'une si haute lignée,
une voix si lisse,
trop lissée,
trop maîtrisée,
trop élitiste,
une voix qui ne se risque.
Ici la voix,
de délit
en délit,
de rixe
en rixe,
assume son débit,
rebondit,
invente
en sa périphérie,
bouge avec la rue,
décide elle-même de ses mues.





14



Laisser la plainte
s'emplir seule de ses multiples possibilités,
laisser l'instant fuir le verbe,
encanailler l'adjectif,
mettre fin à la ligne,
investir la trachée,
accorder les violents de ce monde,
faire sien un prélude,
envahir un lieu consacré,
répondre à une douleur par un vertige,
par un accident répartir les creux,
scinder la vague,
en cet espace
entre deux lignes
recréer l'harmonie du signe,
le plaisir des yeux.
Retourner la tourbe,
modeler un corps
avec des jambes et des rêves, 
réapprendre le frémissement
oser se lever sans la peur
d'un lendemain sans lumière,
d'un jour sans raison,
ne pas ignorer
que tout, absolument tout
file entre nos doigts comme du sable.






15


Le poème est une voix,
le poème n'est dit,
ne sera dit,
ne pourra être dit,
si la voix lui manque,
si cette voix manque,
si de voix il n'y a,
ne pourra être dit,
ne pourra être écouté,
si d'autres bouches ne viennent,
si d'autres oreilles se bouchent,
si la bouche ne peut plus proférer,
si le son ne peut  plus passer,
à l'orient de la voix,
au sud de la voix,
il manquera tant d'yeux.

 


 16


Le poème n'a de cesse
de rencontrer la voix,
la voix est de ce côté de la rue,
la voix est dans la rue,
elle côtoie de midi à minuit
la faune des mots,
la délinquance de son verbe.


Voix  éraillées,
cassées par tant d'années de trottoirs.
Voix ensoleillées des fleuves,
des quais encombrés,
des jardins,
des parcs,
voix criardes des marchés.

Le poème n'a de cesse
de rencontrer les voix,
de les nourrir,
de les travailler,
de leur donner de la hauteur,
du timbre,
de la gravité,
une aisance,
de la musicalité.

En chaque bouche ouverte,
en chaque corps éveillé,
le visiteur dresse l'état des lieux,
poète qui rêve que la ville n'a qu'une fenêtre
et que les bras qui l'accueillent
ne lui demandent loyer !



17


La Voix Ventre
ne désemplit pas,
elle fait carrière
en ces usines
d'équarrissage du sens,
où des êtres
régulièrement
sortent foudroyés.
La Voix Ventre
ne désemplit pas,
éprise de rentabilité
comme d'autres
d'éternité,
elle alimente
nuit et jour
des bouches plastifiées
collées
à des tubes froids.
Des haut-parleurs
dans tous les angles
crachent leurs ordres,
des outils cassés
ont fait ralentir la cadence,
alors c'est la voix du contremaître
qui lutte
avec le vacarme des machines,
exige des noms,
regrette de n'être pas assez puissante
pour exiger
la chute des têtes coupables
là de suite
sur le sol en ciment
recouvert d'une mauvaise couche de laque verte.


18


Attraper cette parole
comme on attrape une fièvre,
comme on attrape froid,
la respecter,
la retourner,
la vider de son sens,
la remplir,
cette même voix missile
hurlante au-dessus
d'une terre dévastée,
cette même voix missile,
dans ton corps limite, limité,
pénétrer,
porter la guerre à ton front,
la main à ta hanche,
parole en cavale,
se mettre hors les murs,
se mettre hors d'atteinte,
là où les corps s'ouvrent
comme des portes,
là où la bouche connaît encore
le goût de la peau vivante.



 
19



Elle

Chercher des plis dans la voix,
chercher des résonances,
des glissements, des effleurements,
se nourrir des sensualités d'une voix,
ne pas montrer son impatience,
se vouloir digue sans voir la mer,
se vouloir chant sur les lèvres du cri,
toute voix est féminine,
pour lui un abîme,
pour lui un creux dans le ventre bleu de la vague,
pour lui une question,
il veut prendre de la hauteur,
se brûle, garde cette brûlure
comme la seule possibilité d'accéder à la beauté.

Lui
   
Je ne veux croire, me rendre à cette raison,
à cette parole, à ces élans,
je ne m'épuiserai à attendre
fêlure, séparation,
pour taire ce qui blesse,
quels chemins nous faut-il prendre,
peuvent-elles nous conduire ces voix
sans le labeur des mains ?
Tout souvenir brûle d'un manque,
de cette disparition de la voix.
Restent autour de la bouche
quelques fragments du visage,
un geste imprécis, ou trop précis.
Rester infirme ainsi
devant une image muette.


Elle

La voix comme un effort violent pour l'atteindre,
pour l'étreindre,
pour le retenir,
organe puissant
pour puiser en ce désir continu,
pour mettre fin à ce souci d'appartenance.
Savoir se livrer sans se rendre,
savoir prendre sans devenir captive,
en cette marée imprévisible
connaître toutes les issues possibles,
ne jamais s'en écarter,
ne jamais douter,
la voix comme un dernier effort violent pour l'atteindre,
pour réconcilier les eaux et la terre,
pour en revenir avec cette maternité du verbe,
ce verbe qui ne cache son désir,
ce verbe qui chasse la honte,
ce verbe de l'intime,
ce verbe des peaux qui se cherchent
se trouvent et s'éprouvent,
ce verbe manifeste du plaisir infini,
relié à une  certaine écriture du vent,
souffle entré en rituel,
pour accéder à l'ovaire du cri.
En quel lieu aujourd'hui jouer nos vies ?
Cette bouche comme brasier,
de quel signe, de quel jeu êtes-vous ?
Me faites-vous signe,
vous jouez vous de tout ?
Est-ce un adieu,
est-ce un signe ?
Nos voix se perdent ainsi
à vouloir trop compter les fenêtres
on oublie les portes.

Lui

C'est de cette erreur,
du fond de cette erreur que je me tue à vous parler,
que je peine à vous décrire ma peur,
la peur de me perdre, de vous perdre,
de chercher en la fuite une réponse non sonore,
nul lien ne peut nous montrer nos limites
et les limites ne peuvent nous apprendre
l'existence des liens,
notre voix peut s'aventurer,
se faire plus grave, se risquer,
notre voix de poitrine vibrer,
notre voix de tête résonner,
la solitude est un arbre qui ne connaît pas la foudre.


Elle

Hors de cette voix,
tout dehors tremble.
La nuit tout peut brûler plus vite,
et tout brûle plus vite,
les gestes se font plus lents,
les mots plus rares
plus violents,
dehors
c'est un au-delà qui dérive,
qui nous prend,
nous délivre,
pour être libre alors
montrer que l'on peut s'ouvrir dedans,
et rester hors,
la voix seule ne peut penser l'évasion,
en cette polyphonie des sens
ne pas oublier que la voix est un message
et que le messager ignorant tout du dedans
peut se perdre en notre féminité, là dehors. 



20

Ne pas desserrer les dents,
les lèvres,
ne dire mot,
ne  pas souffler mot,
rester coi,
rester sans voix,
retenir,
avaler sa langue
s'effacer,
ne pas oser
poser une virgule,
une pause,
une tentative d'explication
après les deux points,
attendre,
faire taire tout bruit intérieur,
se fermer,
laisser le fruit
dans la parole,
accueillir le silence
comme une autre bouche greffée,
se régler,
trouver la distance juste,
épier la fréquence des lumières,
puis regarder,
regarder,
regarder,
arracher une à une les racines de l'apparence,
regarder, regarder,
avec toute la volonté
d'un esprit décidé à affronter
chaque parcelle de la réalité.




21


Prolongement d'une voix
qui n'est déjà plus tienne,
qui n'est déjà plus mienne,
la voix se presse,
se colle contre la vitre,
embrasse,
figure dessinée dans le givre,
du bout des doigts.

Voix,
beauté blanche
d'un instant calculé,
instant d'une langue
prise dans le froid du mot acier,
prise dans le mur,
voix électrifiée,
voix câblée,
circule,
s'infiltre,
se glisse
sous les draps,
émerge de ce côté-ci du corps
où tant de rires
ont trouvé le bon chemin,
le chemin d'une voix
à moitié fruit,
à moitié plante…




22


Quel aveu ici épouvantable
quelque chose vient, c'est une voix,
une voix de juge
le verbe rôde,
sadique,
il cherche,
frappe,
se défend.

On ne peut oser défier Dieu
libérer la veine,
fendre l'écorce,
laisser pourrir le fruit,
forcer le paradis,
perdre volontairement son corps
puis se déverser impunément
dans l'océan du pardon.




23


S'essouffle ainsi
  devient neurasthénique
   devient sourd
    peine à monter
     à monter les marches
      s'essouffle ainsi plus vite
       comme un moteur
        ne tourne plus rond
         pense carré
          essaie à la limite
           un néant rectangle
            perd toute mesure
             tous ses repères
              tourne,
               comme encagé
                comme enragé
                 fait comme il peut
                  quand il pleut
                   trace des signes,
                    des figures ovoïdes
                     renonce à la peau
                      à toute cette tendresse à travers la peau
                       s'efforce de suivre
                        de deviner la direction
                         la destination d'une voix
                          la maladresse d'une voix                           
                           empêtrée dans ces mots
                             pris au piège de sa bouche
                              croit s'affranchir
                               veut se rafraîchir
                                 interpelle un autre qui cherche
                                  ne trouve plus
                                    bute sur un rien
                                     emporte une syllabe
                                      plante là une majuscule
                                        là un préfixe
                                          ne tourne plus
                                            sur lui-même
                                              n'entend plus
                                               que lui-même
                                                 ne voit plus
                                                  sa propre incohérence
                                                   cisèle la future
                                                     architecture de sa perte
                                                       veut expectorer
                                                         son silence
                                                          veut interpeller
                                                           d'autres qui cherchent
                                                             de cette course
                                                               ne trouve plus
                                                                l'arrivée




24


Si la voix récite le passage
alors la voix est tout
et le passage ne peut,
tout est indistinct
ou trop distinct,
la voix qui accompagne
qui précède,
nous distance.

Rien ne peut compter autant,
ne peut apporter cette aisance,
ce tremblement,
si la voix récite le passage
fouille sous la peau,
racle sous les ongles,
fait récolte de fragments,
elle n'est qu'une voix promise à l'instant,
et l'instant peut ne pas être,
ou ne pas souhaiter être ce passage
où la voix récite
complaisamment,
indéfiniment,
la faille.


 
25


                                       Une parole
             s'écroule
                            par pans
                                             entiers,

arrangements avec le chaos,


nos tâtonnements sont terribles,
là où tout s'accroche,
s'exécute,
                                                        s’emballe,

ce poème reste en dedans de la trace
comme une preuve.

Vaste manquement à la parole donnée,
chantier de paroles errantes
où nos voix pillées
nos voix innervées,
repliées meurent sans oreilles,  sans langues et sans nez.

Dans l'architecture des anges
il nous faut retourner cette parole indécente,
toutes plaies dehors,
il nous faut alors la guérir,
amener le fiel en ses fragments sonores,
réparer les avanies, répondre aux calomnies,
promettre encore mille ans de saccages
pour tailler dans le vide de ce corps
cette planète au singulier.

Sang versé,
jeter les icônes dans les latrines du verbe,
écrire la nouvelle Bible des pardons refusés,
recouvrir les victimes
de nos mémoires enneigées,
compter les chutes, les extinctions,
être soudain vivant,
soudain gisant,
se taire,
se fiancer à la terre,
puis
avec les mêmes possédés
recommencer !





26


La voix veut jouir de son intimité,
elle veut grandir pour d'autres maternités,
elle se veut masque, style, parfum,
jouet du temps, jouet de demain,
elle se veut une note, plusieurs notes,
toute une musique.
Elle se veut une langue pour tous les temps,
elle se veut vent,
effort,
parole,
elle veut jouir de son immensité,
de son humanité,
elle veut jouir
comme enragée,
hors cités,
hors les murs,
elle se veut irrespectueuse,
elle se veut sacrée,
respectée,
idolâtrée,
libérée,
elle se veut sauvage,
elle se veut libre,
elle se veut publique,
respectée.
Elle finit
enregistrée,
imprimée,
mémorisée,
analysée,
puis classée archive de musée.




27


Vous n'êtes qu'un bruit,
pas un corps,
pas un nom,
vous n'êtes qu'un bruit
vague et persistant,
non encore dégradé,
non encore traduit,
un bruit continu
sans fatigue,
un bruit non analysé,
non organisé,
pas encore parole
encore moins pensée.



28

Voix implantée,
voix plantée là,
voix greffée,
vous en connaissez tous les registres,
tous les égarements,
les effets,
voix de tête,
voix d'en haut,
vous en connaissez toutes les textures,
les tessitures,
les étendues,
les vibrations,
voix ouvrages de nuit,
voix filandières de l'aube,
voix émergentes pour un autre soleil,
voix vives, de jouissance active,
voix fenêtre sur cour, voix au balcon,
voix adulée,
en dessous la place
avec son grand fleuve flamboyant,
une seule voix pour tant de bouches,
pas de chant ici
seule la voix,
qui pénètre,
plonge
et replonge,
grave son empreinte
sur chaque once de chair,
implante son verbe
sous chaque centimètre de peau !





                                                              Juin 2001



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